Nous étions six ou sept. Encore jeunes, et tristes, aimant les livres, les lapins, les orages, courir et dormir, nager dans les étangs proches, marcher la nuit et rentrer à l'aube les chaussures trempées, le front glacé, construire des machines sans aucun usage, de monstrueuses machines, boire du genièvre jusqu'à défaillir, vomir par la fenêtre, cracher, siffler, mourir pour rien, tourner les manivelles, tracer des plans, projeter des voyages, entreprendre, manger des fruits avec leur peau, dessiner sur les murs et les pavés de la ferme, faire du feu, détruire les portes, casser les tuiles, défoncer, tuer la volaille, ces oiseaux omniprésents, cette volaille au ras de terre, dans les trous, dans le foin, sous l'herbe, parmi la pourriture. Nous étions architectes, mécaniciens, oisifs. Surtout pas fermiers. Nous aurions fait de piètres cultivateurs, incapables de distinguer un épi d'orge d'un épi de blé, l'ivraie du froment, le bambou de la canne à sucre, la ciguë du persil, le vent du nord du vent du sud, l'automne du printemps. Éleveurs, nous aurions à coup sûr confondu tous les bestiaux, les femelles et les mâles, l'âne et le cheval, et nourri les vaches avec des pommes de terre, et les marchands nous auraient roulés et, trompés, nous ne nous serions même pas défendus, ignorant des coutumes et n'éprouvant aucun intérêt pour elles.
Eugène Savitzkaya, La traversée de l'Afrique, Minuit, 1979