Refus de concours de la force publique pour l’exécution d’une décision d’expulsion et protection renforcée des personnes mal-logées
par Nicolas Hervieu
La Cour européenne des droits de l’homme a rendu une intéressante décision déclarant irrecevable une requête dirigée contre la France. L’affaire en question fait écho au conflit récurrent entre droit au logement et droit de propriété, en particulier avec des exemples récents en France s’agissant des occupations d’immeubles vides depuis des années. De façon remarquable, la décision en question admet que le refus de concours de la force publique afin d’expulser des occupants sans titre d’un immeuble (ou “squatteurs“) ne heurte pas nécessairement le droit à l’exécution d’une décision de justice (Art. 6) et le droit au respect des biens (Art. 1er du Protocole n° 1) dès lors, notamment, que « les occupants se trouvaient en situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée ».
A partir de 1999, « seize familles comprenant soixante-deux personnes, dont trente-neuf enfants en bas âge » ont occupé, sans titre, un immeuble du onzième arrondissement de Paris laissé vide. En référé, la société propriétaire de ce bien à l’époque obtint du président du tribunal de grande instance de Paris une ordonnance d’expulsion. Mais le préfet de police refusa à plusieurs reprises d’accorder le concours de la force publique afin d’assurer cette expulsion. Le juge des référés, cette fois, du tribunal administratif de Paris rejeta les recours contre ces refus préfectoraux en soulignant l’existence d’« un motif d’ordre public qui résulterait de l’expulsion des soixante-deux occupants sans solution de relogement ». Néanmoins, les juridictions administratives saisies dans le cadre d’une autre procédure ont reconnu la responsabilité de l’Etat concernant l’inexécution de la décision judiciaire d’expulsion et, à ce titre, ont accordé une indemnisation financière à la société propriétaire de l’immeuble (pour un exemple d’indemnisation pour ce motif, v. CE, 27 janvier 2010, OPAC Habitat Marseille Provence, n° 320642 - ADL du 1er février 2010 et catégorie “droit au logement” ). Cet immeuble fut finalement évacué après un incendie en 2007 et une procédure d’expropriation au profit de la « société immobilière d’économie mixte de la ville de Paris » a été ensuite initiée.
Saisie de cette affaire qui fait écho au conflit récurrent entre droit au logement et droit de propriété, en particulier en France avec des exemples récents s’agissant d’occupations d’immeubles vides depuis des années, la Cour européenne des droits de l’homme rejette dès le stade de la recevabilité la requête de la société actuellement propriétaire de l’immeuble. Celle-ci alléguait notamment d’une violation du droit à un procès équitable (Art. 6) et du droit au respect de ses biens (Art. 1er du Protocole n° 1). Se concentrant essentiellement sur ce premier grief, la Cour commence par rappeler que « le droit à l’exécution d’une décision de justice est un des aspects du droit d’accès à un tribunal » mais nuance immédiatement cette affirmation par l’idée selon laquelle « ce droit n’est pas absolu et appelle par sa nature même une réglementation par l’Etat ». De cette façon est introduite la mission précise de la juridiction strasbourgeoise dans ce contentieux : vérifier que l’Etat n’a pas limité ce droit à l’exécution d’une décision de justice « d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même » et qu’il a bien préservé « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Ce contrôle de proportionnalité réalisé par la Cour ne peut être compris sans ajouter à l’équation une autre donnée clef : la marge d’appréciation dont jouissent les Etats contractants en la matière.
Dans son examen de l’espèce, la Cour confirme certes que l’indemnisation pour perte de jouissance de l’immeuble pendant sept ans est en soi insuffisante et « ne saurait, en tout état de cause, constituer une exécution ad litteram de la décision litigieuse, de nature à permettre à la requérante de recouvrer la jouissance de son bien » (V. en ce sens Cour EDH, 1e Sect. 31 mars 2005, Matheus c. France, Req. n° 62740/00 ; et récemment, Cour EDH, 5e Sect. 21 janvier 2010, Barret et Sirjean c. France ; Fernandez et autres c. France ; R.P. c. France, Resp. Req. nos 13829/03 ; 28440/05 ; 10271/0 - ADL du 21 janvier 2010. Voir catégorie “droit de propriété” ). Mais, pour évaluer le caractère raisonnable de la limitation du droit à l’exécution de la décision juridictionnelle, le comportement des autorités françaises et surtout les raisons qui l’ont justifié sont mises en exergue. Premièrement, concernant le refus initial de procéder à l’expulsion, les juges européens estiment en effet qu’il « ne résultait pas d’une carence de la part » des autorités et n’était pas fautif mais « répondait au souci de pallier les risques sérieux de troubles à l’ordre public liés à l’expulsion de plusieurs familles, parmi lesquelles se trouvaient majoritairement des enfants, et ce d’autant que cette occupation s’inscrivait dans le cadre d’une action militante à visée médiatique. De surcroît, les occupants se trouvaient en situation de précarité et fragilité, et apparaissaient mériter, à ce titre, une protection renforcée ». Deuxièmement, s’agissant du maintien de ce refus d’expulsion pendant toute la durée de l’occupation, la Cour réaffirme que « l’absence de logements de substitution ne saurait justifier un tel comportement » mais relativise fortement cette position en jugeant que, même pendant une longue période de sept ans, « les autorités ne sont pas restées inertes pour trouver une solution au problème posé » (notamment l’exercice en 2001 par la municipalité parisienne du droit de préemption lors de la mise en vente de l’immeuble et la procédure ultérieure d’expropriation) et qu’ « il y a lieu de prendre en compte, à cet égard, les délais qui auraient, en tout état de cause, été nécessaires au relogement de soixante-deux personnes, soit seize familles ». Au delà du fait que la société propriétaire se soit notamment peu intéressée au bien car elle « n’a fait état d’aucun projet de viabilisation des lieux dans le délai de deux ans antérieur à leur occupation », cette mansuétude de la Cour à l’égard du comportement des autorités françaises s’explique surtout par la « certaine marge d’appréciation qui est reconnue aux autorités nationales dans l’application des lois relevant de la politique sociale et économique, plus particulièrement dans le domaine du logement ou de l’accompagnement social de locataires en difficulté ». En conséquence, les juges européens considèrent que l’« atteinte indéniable aux intérêts de la requérante… n’est pas disproportionnée au regard des considérations sérieuses d’ordre public et social ayant motivé le refus qui lui a été opposé, dans les circonstances exceptionnelles de l’espèce, par l’administration ». Partant, le grief tiré du droit à un procès équitable ainsi que celui relatif au droit de propriété - car le second « se confond dans une large mesure avec » le premier - sont déclarés irrecevables puisque « manifestement mal fondés » (Art. 35.3). La France ne sera donc pas condamnée dans cette affaire.
Il importe de bien préciser la portée exacte d’une telle décision d’irrecevabilité, qui ne saurait en aucun cas être interprétée comme consacrant un droit conventionnel au logement ni même un droit à l’occupation sans titre des immeubles vides afin de les affecter de facto aux personnes dépourvues d’un logement. La jurisprudence strasbourgeoise est traditionnellement pusillanime sur l’idée de consacrer un véritable droit au logement (v. notamment Cour EDH, G.C. 18 janvier 2001, Chapman c. Royaume-Uni, Req. n° 27238/95, § 99 : « l’article 8 ne reconnaît pas comme tel le droit de se voir fournir un domicile, pas plus que la jurisprudence de la Cour. Il est à l’évidence souhaitable que tout être humain dispose d’un endroit où il puisse vivre dans la dignité et qu’il puisse désigner comme son domicile, mais il existe malheureusement dans les Etats contractants beaucoup de personnes sans domicile. La question de savoir si l’Etat accorde des fonds pour que tout le monde ait un toit relève du domaine politique et non judiciaire » - Sur ces questions, v. les travaux du Programme de recherche « Droit des pauvres, pauvres droits ? » et Cour EDH, Dec. 3e Sect. 14 septembre 2010, Alois Farcaş c. Roumanie, Req. n° 32596/04 - ADL du 04 octobre 2010 (2)). A la différence du système de la Charte sociale européenne qui consacre ce droit au logement (V. par exemple Comité européen des droits sociaux, 19 octobre 2009, Centre européen des droits des Roms (CEDR) c. France, Réclamation n° 51/2008 - ADL du 2 mars 2010. V. aussi ADL du 14 octobre 2010 et catégorie CEDS), la Cour se borne essentiellement à saisir cette nécessité de disposer d’un logement comme un intérêt social susceptible de contrebalancer d’autres droits, en particulier le droit de propriété (V. Cour EDH, Ch. 28 septembre 1995, Spadea et Scalabrino c. Italie, Req. n° 12868/87 - sursis à exécution dans l’expulsion de locataires - ou Cour EDH, Pl. 19 décembre 1989, Mellacher et autres c. Autriche, Req. n° 10522/83 - réduction des loyers). La décision d’espèce s’insère précisément dans cette perspective.
Dès lors, les Etats n’ont pas l’obligation de ne pas expulser les occupants sans titre mais bénéficient d’une liberté accrue, au nom de la marge d’appréciation ainsi reconnue dans le contexte du “mal-logement“, pour porter atteinte au droit de propriété dans une finalité sociale. Il est d’ailleurs possible d’apprécier cet apport à sa juste valeur en comparant la solution d’espèce à d’autres affaires de refus de concours de la force publique non liés à la question du logement et où la Cour n’hésita pas à se montrer bien plus protectrice du droit de propriété (V. précité Barret et Sirjean c. France et autres - ADL du 21 janvier 2010). Dès lors, si la contribution de cette décision à la reconnaissance d’un véritable droit au logement à Strasbourg semble assez modeste, peut être incitera-t-elle au moins le Conseil d’Etat français à revoir sa récente position selon laquelle « le seul fait que les personnes expulsées n’aient pas de solution de relogement » ne permettrait pas de justifier le refus de concours de la force publique (CE, 30 juin 2010, SCI Debersy c/ M et Mme A., n° 332259 - ADL du 2 juillet 2010). En effet, non seulement la Cour européenne des droits de l’homme ne condamnerait certainement pas dans ce contexte un tel refus d’exécution d’une décision juridictionnelle. Mais, plus encore et au contraire, la juridiction strasbourgeoise semble signifier ostensiblement aux Etats qu’il peuvent emprunter cette voie faute de vouloir, à ce jour du moins, les y contraindre.
Société Cofinfo c. France (Cour EDH, Dec. 5e Sect. 12 octobre 2010, Req. n° 23516/08)
Actualités droits-libertés du 30 octobre 2010 par Nicolas HERVIEU
Les lettres d’actualité droits-libertés du CREDOF sont protégées par la licence Creative Common
V. la présentation de cette décision de la Cour sur le site droits-libertes.org