Mort et résurrection de Hayek
Mario Vargas Llosa, Les enjeux de la liberté, p. 139 à 144
Si je devais nommer les trois penseurs modernes auxquels je dois le plus, je n’hésiterais pas une seconde : Popper, Hayek et Isaiah Berlin. J’ai commencé à les lire tous les trois voici vingt ans, au sortir de mes illusions et des sophismes du socialisme, et en quête, parmi les philosophies de la liberté, de celles qui avaient le mieux démonté les mensonges constructivistes (formule de Hayek) celles qui proposaient des idées plus radicales pour réaliser, en démocratie, ce que le collectivisme et l’étatisme avaient vainement promis : un système capable de marier ces valeurs contradictoires que sont l’égalité et la liberté, la justice et la prospérité.
Parmi ces penseurs aucun n’a été aussi loin ni aussi profond que Friedrich von Hayek, le vieux maître né à Vienne, naturalisé britannique, professeur à la London School of Economics, à Chicago et à Fribourg — en vérité, citoyen universel — qui vient de mourir, dans sa lumineuse quatre-vingt-douzième année, et auquel le destin accorda peut-être la meilleure récompense souhaitée par un intellectuel : voir l’histoire contemporaine confirmer une bonne part de ses théories et mettre en pièces celles de ses adversaires.
Parmi ses thèses, la plus connue, et aujourd’hui si vérifiée qu’elle est devenue quasiment une banalité, est celle qu’il exposa dans son petit pamphlet de 1944, The Road to Serfdom : la planification centralisée de l’économie sape inévitablement les fondements de la démocratie et fait du fascisme et du communisme deux expressions d’un même phénomène, le totalitarisme — dont les virus contaminent tout régime, même celui d’apparence plus libre — qui prétend « contrôler » le fonctionnement du marché.
La fameuse polémique de Hayek avec Keynes ne fut pas ce que l’on croit, mais le plaidoyer solitaire, et provisoirement inutile, d’un homme de conviction contre la culture de son époque. Les théories interventionnistes du brillant Keynes, selon qui l’État pouvait et devait réguler la croissance économique, en palliant les carences et en corrigeant les excès du laissez-faire, étaient déjà un axiome incontestable des socialistes, sociaux-démocrates, conservateurs, voire prétendus « libéraux » de l’ancien et du nouveau monde, quand Hayek lança ce formidable avertissement au grand public, qui résumait ce qu’il soutenait dans ses travaux depuis que, dans les années trente, en même temps que Ludwig von Mises, il s’était mis à revendiquer et à actualiser le libéralisme classique d’Adam Smith. Quoique The Road to Serfdom ait connu un certain succès, ses idées ne trouvèrent d’écho que dans des groupes marginaux du monde universitaire et politique et, par exemple, le pays où fut écrit ce livre, la Grande-Bretagne, entreprit dans ces années-là sa marche vers le populisme travailliste et l’État providence, c’est-à-dire vers l’inflation et la décadence, que viendrait interrompre seulement le formidable (mais malheureusement tronqué) sursaut libertaire de Margaret Thatcher.
Comme Mises et comme Popper, Hayek ne peut être réduit à une spécialité, dans son cas l’économie, parce que ses idées sont aussi rénovatrices dans le champ économique que dans ceux de la philosophie, du droit, de la sociologie, de la politique, de l’histoire et de l’éthique. Dans tous ces domaines il manifesta une grande originalité et un radicalisme sans équivalent parmi les penseurs modernes, et toujours dans un scrupuleux respect de la tradition classique libérale et de la rigueur universitaire. Mais ses travaux sont imprégnés de fièvre polémique, d’irrévérence contre l’ordre établi, de créativité intellectuelle et, souvent, de propositions explosives, comme celle de privatiser et de confier au marché la fabrication de l’argent des nations.
Son chef-d’œuvre est, peut-être, Constitution of Liberty (La constitution de la liberté), de 1960, que viendraient enrichir les trois denses volumes de Droit, législation et liberté dans les années soixante-dix. L’auteur y explique, en de lucides concepts fondés sur une pratique encyclopédique et sur le vécu, au cours de la civilisation, ce qu’est le marché, ce système presque infini de relations entre les êtres qui dessine une société, et des sociétés entre elles, se communiquant réciproquement leurs nécessités et leurs aspirations, pour les satisfaire et les matérialiser, pour organiser la production et les ressources en fonction de celles-là, et les immenses bénéfices de tous ordres apportés à l’être humain par ce système que personne n’inventa, qui naquit et se perfectionna par le jeu du hasard et, surtout, par l’irruption de cet accident dans l’histoire humaine qu’est la liberté.
(…) L’œuvre entière de Hayek est un prodigieux effort scientifique et intellectuel en vue de démontrer que la liberté de commercer et de produire ne sert à rien — comme le vérifient ces nouveaux venus à la philosophie de Hayek, les ex-pays socialistes d’Europe centrale et de l’ex-Union soviétique et les républiques mercantilistes d’Amérique latine — sans un ordre légal strict qui garantisse la propriété privée, le respect des contrats et un pouvoir judiciaire honnête, capable et totalement indépendant du pouvoir politique. Sans ces exigences de base, l’économie de marché est une pure farce, c’est-à-dire une rhétorique sous laquelle se poursuivent les exactions et la corruption d’une minorité privilégiée aux dépens de la majorité de la société.
Ceux qui, par naïveté ou mauvaise foi, arguent aujourd’hui des difficultés que traversent la Russie, le Venezuela et d’autres pays qui entreprennent (et souvent mal) le passage au marché, pour prouver l’échec du libéralisme, devraient lire Hayek. Ainsi ils sauraient que le libéralisme n’est pas la libération des prix et l’ouverture des frontières à la concurrence internationale, mais la réforme intégrale d’un pays, sa privatisation et décentralisation à tous les niveaux et le transfert à la société civile — à l’initiative des individus souverains — de toutes les décisions économiques. Et l’existence d’un consensus quant aux règles de jeu qui privilégient toujours le consommateur sur le producteur, le producteur sur le bureaucrate, l’individu face à l’État et l’homme vivant et concret d’ici et de maintenant plutôt que cette abstraction : l’humanité future.
Le grand ennemi de la liberté est le « constructivisme », cette prétention fatidique (ainsi s’intitule le dernier livre de Hayek, Fatal Conceit, en 1989) à vouloir organiser, depuis un centre quelconque de pouvoir, la vie de la communauté, en remplaçant les formes spontanées, les institutions surgies sans préméditation ni contrôle, par des structures artificielles et orientées vers des objectifs tels que a rationaliser s la production, « redistribuer » la richesse, imposer l’égalitarisme ou uniformiser le tout social en une idéologie, culture ou religion.
La critique féroce du constructivisme par Hayek ne s’arrête pas au collectivisme des marxistes ni à l’État providence des socialistes et des sociaux-démocrates, ni à ce que le christianisme social appelle le principe de la « supplémentarité », ni à cette forme dégénérée du capitalisme qu’est le mercantilisme, c’est-à-dire les alliances maffieuses du pouvoir politique et des chefs d’entreprise influents pour, prostituant le marché, se répartir dons, monopoles et prébendes.
Elle ne s’arrête à rien, en vérité. Pas même au système qui a été, peut-être, le plus pugnace soutien de notre temps : la démocratie. Durant ses dernières années, l’indomptable Hayek se consacra à l’analyser de façon très critique, en décrivant ses déficiences et déformations, dont l’une est le mercantilisme et l’autre, la dictature des majorités sur les minorités, ce qui lui fit proclamer qu’il craignait pour l’avenir de la liberté dans le monde au moment précis où l’on célébrait, avec la chute des régimes communistes, ce qui pour d’autres ressemblait à l’apothéose planétaire du système démocratique.
Pour contrecarrer ce « monopole » du pouvoir que les majorités exercent dans les sociétés ouvertes et garantir la participation des minorités dans le gouvernement et la prise de décisions, Hayek imagina un système compliqué — qu’il n’hésita pas à qualifier d’« utopie » — appelé la Démarchie dans lequel une assemblée législative, élue pour quinze ans, parmi des citoyens âgés de plus de quarante-cinq ans et par des hommes et des femmes de ce même âge, se chargerait de veiller sur les droits fondamentaux, tandis qu’un parlement, semblable à ceux existant dans les pays démocratiques, serait chargé des affaires courantes et des sujets d’actualité.
La seule fois où je discutai avec Hayek, je pus lui dire que, en le lisant, j’avais eu parfois l’impression que certaines de ses théories (pas la Démarchie) matérialisaient ce feu follet tant désiré : le rachat par le libéralisme de l’idéal anarchiste d’un monde sans contrainte, de pure spontanéité, avec un minimum d’autorité et un maximum de liberté, entièrement construit autour de l’individu. Il me regarda avec bienveillance et fit une citation moqueuse de Bakounine pour lequel, naturellement, il ne pouvait avoir la moindre sympathie.
Et pourtant ils ont quelque chose en commun, cet homme échevelé du XIXe siècle, ce prince de la vie aventurière qui voulait briser toutes les chaînes qui freinent ou aveuglent les élans créateurs de l’homme, et le professeur érudit et méthodique, à la vie tranquille, qui, peu avant de mourir, affirmait dans une interview : « Tout libéral doit être un agitateur. » Ce quelque chose, c’est la foi démesurée que tous deux professèrent toujours pour cette fille du hasard qu’est la liberté — la plus belle créature que l’Occident ait offerte au monde — afin de trouver des solutions à tous les problèmes et de pousser toujours l’aventure humaine à de nouvelles et périlleuses prouesses.
Paris, 31 mars 1992.