Any version of me

Publié le 01 novembre 2010 par Bertrand Gillet

Marathon man ou l’homme qui murmurait la pop aux oreilles des marmots.

Le rendez-vous est donné dans un bar du 17e arrondissement, dans un périmètre que l’on pourrait qualifier de bobo. Quant au rade, le Scoop Café (un signe du destin ?), c’est un long boyau où l’espace se compte en centimètres carrés. Je suis le premier. Le premier à m’installer. A commander une bière. Devant mes yeux, la couverture des 500 meilleures chansons élues par le magazine Rolling Stones. Salutaire patronage. Dans un coin du bar, deux baffles hurlent une chanson des Kinks. Je suis en lieu sûr. Une bière puis deux, mon homme arrive. Dans cet endroit exigu, il me paraît plus grand que nature. C’est un homme solide au sourire franc qui se présente à moi. Echange de civilités. Alors que le dialogue s’engage dans un capharnaüm incroyable, je décide de tester la nouvelle version analogique de mon dictaphone, Caroline. En face de notre table, un gigantesque écran de télévision diffusant un match de foot obscur auquel je n’entends rien, enfin si je puis dire, car les cris des supporters semblent sortir du poste pour arriver bruyamment à mes oreilles. Peu importe. Cela ne nous empêche pas d’échanger avec passion. Au milieu des mots assemblés tels des notes de musique, je me remémorais l’écoute réfléchie de Wasted Sun, troisième et dernier album d’Any Version Of Me. A dire vrai, c’est l’album qui m’accompagna lors d’un récent voyage en Sicile. Cette pop solaire, tournée vers la mer, la pochette en atteste, convenait parfaitement à ces paysages arides. Wasted Sun, un fabuleux album dont je connaissais au bout de quelques jours les moindres aspects. Wasted Sun, un disque de chevet, un disque compagnon dont chacune des chansons demeure automatiquement mémorisable : un signe qui ne trompe pas. Qu’on le veuille ou non, une chanson que l’on retient rapidement reste une bonne chanson. Monday, par exemple, pas seulement parce qu’elle débute l’album. Sa formule lapidaire marque immédiatement les esprits. On tente de se reposer de cet assaut de couplets et de refrains parfaits que l’on rempile aussitôt avec Seems Like Everyday Is Something New. Une entrée martiale au piano, et la voix entonne les premières paroles que des chœurs viennent scander de façon suave, puis le pont, perché, lumineux : une mini symphonie en quelques minutes seulement. Quelques instants de répit avec Normal Life au timbre pastoral, Any Version Of Me n’oublie jamais ses racines folk. Au fond, il penche entre deux eaux, deux mers. Celle qui baigne littéralement la perfide Albion. L’autre poussant ses vagues pacifiques vers cette côte ouest tant fantasmée, dont les meilleurs artisans ont délivré ce que l’on a appelé la sunshine pop. Le morceau titre résume cet état d’esprit, un piano y décline un langoureux poème mélodique mais avec cette science de l’épure qui fascine. Au-delà de la production, des arrangements fastueux, notre singer songwriter campe sur ses positions, la sacro sainte pop song de trois minutes au périmètre clair qui autorise pourtant tant de libertés. Comme sur With The Moon dont les thèmes s’écoulent si harmonieusement que le temps semble aboli. Sept minutes et quelques secondes qui passent comme un souvenir. Emotion fugace. A tel point que l’on hésite à la fin à repasser le morceau une nouvelle fois, histoire de succomber à ces mélodies à tiroirs, à ces parties instrumentales qui s’étirent comme si l’été refusait de finir, à ces refrains en cascade. Le génie se mesure à un tel parti-pris. Quand les paroles se taisent, les piano, guitare, orgue prolongent l’instant pour le rendre quasi éternel. Une idée que l’artiste n’aurait pu concréter s’il avait enregistré son album dans le cadre d’un label, avec les contingences absurdes que celui-ci impose trop souvent. Ici, la liberté prévaut. Un tel titre aurait pu sonner le glas de l’album. Il n’en est rien, la track list recèle encore quelques jolies choses. Comme par exemple The Grass Was So Green dont les accords, enjoués, s’engourdissent agréablement à l’orée du refrain. Love, planante invitation aux sentiments, heureux, confus, mélancoliques, noyés dans un orgue de messe, cérémonie solennelle que les chœurs californiens viennent accentuer. On sent ici la spiritualité d’un Brian Wilson sur Pet Sounds & Smile, sa suite inachevée. Le père « spirituel » de notre jeune orfèvre pop ambitionnait de créer une ode à la Jeunesse. Douzième chanson, This Is Where I Wanna Live clôt ce disque délicat, inspiré par des notes emplies d’amertume qui n’oublient jamais de se vêtir d’une certaine majesté, comme dans le refrain à la profondeur symphonique, ou dans ces parties de guitares mixées à l’envers, lennoniennes en diable. Pour Any Version Of Me, le plaisir de l’arrangement réussi n’est jamais un gimmick facile, le travail de la matière sonore se met au service de la chanson : pour l’incarner de façon quasi mystique (presque un pléonasme). Je retrouvais rapidement mes esprits, l’album avait défilé aussi vite que le souvenir de ma vie quand on se sent glisser vers la mort. Réveil ! J’étais bel et bien vivant quand mon doigt actionna la touche play de mon dictaphone. L’interview pouvait commencer.

Shebam : Que cache l’étonnant patronyme « Chaque version de moi » : pudeur naturelle ou confession d’une geek attitude assumée ?

Any Version Of Me : C’est une citation de Lennon* qui disait : « vous pouvez me suivre individuellement, collectivement, n’importe quelle version de moi peut être suivie ». Au-delà, il s’agit au départ d’un concept : réaliser un album différent, ne pas se cantonner à un seul style. De la même manière que j’aime écouter des artistes radicalement différents, je souhaitais montrer plusieurs versions de moi. C’est un peu comme le double blanc des Beatles. 30 chansons complètement différentes. C’est intéressant. Je voulais explorer un style par album. Le premier était très pop anglaise, sous influence Beatles, le deuxième folk américain, le troisième psyché pop américain. Le suivant sera plus new yorkais, très velvetien.

Shebam : Une de ces versions me dit que tu n’es pas seulement un musicien… Quelle profession exerces-tu dans le plus grand secret ?

Any Version Of Me : Ça ne se dit pas !!! Je suis prof, prof de sport. Pour moi, c’est juste du temps pour travailler la musique. Les horaires dont je dispose m’offrent du temps libre pour composer.

Shebam : Fais-tu écouter tes disques à tes élèves, mieux à tes collègues ? Quelles sont leurs réactions ?

Any Version Of Me : Non, non, les élèves ce n’est pas possible. Ils ne savent pas. C’est un lycée professionnel. Ils écoutent tous du rap. Tout à l’heure une gamine m’expliquait qu’elle jouait de la guitare. Je lui ai demandé quel était son groupe préféré. Elle m’a répondu les Jonas Brothers. Et ça c’est le haut du panier. Pour moi, ce n’est pas possible d’assumer cela. Quant à mes collègues, deux ou trois sont au courant. Notamment un qui m’a permis de rencontrer un journaliste de Magic qui a chroniqué Wasted Sun. Je compose de façon incognito, par pudeur.

Shebam : Tu as choisi de chanter en anglais. Cela choque-t-il une institution comme l’éducation nationale, attachée à juste raison au savoir, à la langue ?

Any Version Of Me : Non, ça ne choque personne. Pas même les quelques personnes qui connaissent mon travail. Après, ce qui est « choquant », c’est ma maîtrise de la langue. Je ne suis pas vraiment bilingue. J’ai un bon accent mais quand on me demande de parler anglais, « aïe spique like zat ». C’est pourquoi je travaille beaucoup mon anglais lorsque je chante. Je me réécoute pour savoir si je ne fais pas d’erreur de prononciation. C’est en fait une question d’éducation. J’ai grandi en écoutant de la musique anglo-saxonne. Cela a façonné ainsi ma manière de composer.

Shebam : conçois-tu chaque enregistrement comme un marathon ?

Any Version Of Me : Non pas vraiment. La performance a quelque chose de sportif. Quand on fait un concert, c’est un peu le même état d’esprit. Il faut arriver à être concentré et suffisamment détaché de ce que l’on fait pour prendre du plaisir et partager l’émotion. Un marathon ? Peut-être quand on termine un projet. Par exemple, en ce moment je réécoute les morceaux pour choisir ceux que je jouerai en live. Et puis dans la foulée, je me remets à composer. Tout cela va être très long, surtout quand on travaille seul comme moi… Un marathon donc (rires). Pointues tes questions !

Shebam : Mais ouais, c’est ça l’esprit Shebam ! Tu sors ton troisième album de manière entièrement auto produite ? Quels avantages tires-tu à travailler seul ?

Any Version Of Me : Liberté artistique. Je choisis chaque chanson, chaque ambiance. Il n’y a personne pour me censurer, pour me dire « fais pas ça ». Cette liberté-là, on l’a moins quand on est accompagné ou dirigé. Prince a recherché ça pendant longtemps. Arriver à sortir un album par an, c’est beaucoup. Le prochain va sortir dans 6 mois. C’est trop tôt si l’on considère qu’il faut enregistrer, prévoir et gérer la promo. Moi, je veux faire les choses rapidement. Je lisais un bouquin sur Lennon. A la fin des Beatles, il voulait sortir des chansons rapidement sans la lourdeur inhérente à la machine Apple. Car, il fallait attendre la sortie de l’album de McCartney pour lancer ensuite celui des Beatles et ainsi de suite. Moi, je fais ce que je veux finalement.

Shebam : Souhaites-tu passer à autre chose ? Groupe ? Production ?

Any Version Of Me : La production ne m’intéresse pas. Cela prendrait trop de temps. Je vais répéter avec un batteur. On a un concert dans quatre mois. L’idée serait de monter un power trio, de trouver un autre guitariste pour m’accompagner, étoffer le son. J’ai déjà joué en acoustique lors de quelques concerts. C’est une limite. A un moment, c’est difficile d’être intéressant quand on n’est pas virtuose. D’où le projet de jouer en groupe.

Shebam : Si on te proposait comme producteur a) Phil Spector (s’il sortait de prison), b) Andrew Loog Oldham, c) George Martin, d) Luc Plamondon, vers qui se porterait ton choix ? 

Any Version Of Me : Pas évident. Spector, ça serait le bordel, il y aurait de la réverb’ partout. George Martin est sourd. Andrew Loog Oldham, ouais pourquoi pas. Ce n’était pas vraiment un producteur. C’était une sorte de conseiller artistique. Il n’était pas là à trouver le son. Moi, j’ai une idée du son que je veux obtenir et donc je n’ai pas vraiment besoin de producteur. J’ai ce sentiment. On va peut-être travailler avec un producteur sur le prochain disque. Ça va être une grande première. C’est compliqué de confier à quelqu’un les clés du son. Je crois que je ne suis pas prêt. Je parlais de Spector qui mettait de la réverb’, imposait trois batteurs. Si l’album qu’il produisait n’avait pas ce son là, c’était pour lui un échec. Le seul album qui n’a pas cette touche-là, c’est Imagine de Lennon. Il y a peu d’effets à part dans la voix de Lennon. Je ne sais pas ce que tu en penses ?

Shebam : En effet, le résultat est plus dépouillé que sur les prod’ anciennes. Comme à l’époque d’Ike & Tina Turner. Trop d’effet tue l’effet.

Any Version Of Me : Toutes ces prod’ avant de rencontrer les Beatles, c’est une patte !!! Ça s’entend trop. Et je n’ai pas envie de cela.

Shebam : Plutôt George Harrison ou Keith Richard ?

Any Version Of Me : Harrison, sans problème. Il était plus mélodique. Keith Richard reste un guitariste rythmique et je n’aime pas la façon dont il termine sa carrière. C’est un peu pathétique. Même s’il demeure un grand guitariste. On ne voit pas vraiment son influence auprès des autres guitaristes : Brian Jones, Mick Taylor, Ron Wood qui a été pris au bon moment, lorsqu’il bossait avec Rod Stewart. Et cela me gêne un peu. Donc plutôt Harrison.

Shebam : Quel artiste ou groupe ne t’a jamais influencé ?

Any Version Of Me : Ola, je vais réfléchir deux secondes… C’est rude comme question. Je suis une vraie éponge, j’assimile tout. J’allais te dire U2 mais j’adore la version de One par Johnny Cash. Si. Plus jeune, j’écoutais beaucoup de musiques alternatives : Les Béruriers, les Garçons Bouchers. Sans influencer ma musique, j’aimais avant tout leur énergie. J’écoutais cette scène-là : Gogols, les VRP. Un album ? Peut-être Anarchy In The UK encore que : je serais capable de choper deux ou trois trucs. Sinon la techno ? Prodigy. J’aimais danser dessus quand j’étais plus jeune mais de là à m’influencer.

Shebam : Ton dernier coup de cœur dégoté dans les bacs ?

Any Version Of Me : J’écoute beaucoup The Kills, mais aussi le dernier album de Robert Plant et Alison Krauss. Cela a trois ans mais c’était mon dernier gros coup de cœur. Sinon, je suis à fond Alice Cooper. Million Dollar Baby, Killer, j’adore. Ils sont vraiment bons. La production se rapproche de Bowie et les chansons sont bonnes. Le best of de Cooper est incroyable, le guitariste est excellent. Sinon, je vais regarder dans mon iPhone pour te dire précisément (il s’exécute). Tiens, King Crimson…

Shebam : Un classique !

Any Version Of Me : Je n’aime pas. Je n’ai pas réussi à rentrer dans l’album. Si, The Warlocks, c’est la limite de ce que je peux écouter actuellement. Non, Alice Cooper, c’est bien.

Shebam : Après 62 ans, accepteras-tu de t’enfermer des mois durant pour produire des doubles albums concept avec orchestre philarmonique et lutherie 60s ?

Any Version Of Me : Ah non, non, je ne me vois pas faire de la musique à 62 ans. Là, je veux arrêter malgré les dizaines et les dizaines de chansons en stock et qui ne sortiront jamais. Je pensais déjà que l’album précédent serait le dernier. Mais je vais en faire un dernier. C’est comme le sport, il y a forcément une retraite, à part lorsque tu fais du golf (rires). La musique c’est pareil. Quand ça ne marche pas, il faut passer à autre chose. Je ne suis pas du genre à m’acharner. Je continuerai à en faire pour mon plaisir. Il y a un côté frustrant, vu le travail accumulé. Bon, on verra, tout peut arriver. Nan, mais je pense que je n’aurai pas le courage de poursuivre comme ça…

Shebam : Comme les Stones qui continuent de cachetonner…

Any Version Of Me : C’est surtout qu’ils cachetonnent avec leur métier. Leur métier c’est la musique. Moi, mon métier ce n’est pas ça. Je ne me réveille pas tous les matins pour faire des chansons.

Shebam : Wasted Sun fait montre d’une certaine cohérence musicale : phase de plénitude ou prélude à quelque chose de plus grand encore ?

Any Version Of Me : C’était le projet le plus ambitieux. Après je veux aller vers quelque chose de plus dépouillé. L’objectif est de jouer avec un groupe, d’enregistrer le plus rapidement possible sans ajouter des violons synthétiques, des cordes, du mellotron. Guitare, voix, basse avec le moins d’overdub possible. Sur Wasted Sun, je me suis poussé à rajouter un maximum d’effets, de la « chantilly » (rires), d’aller plus loin dans les arrangements. Là, je souhaite revenir à l’esprit de Home Alone (son deuxième album, NdA), mais en plus électrique.

Shebam : Que penses-tu du phénomène rétro qui traverse tous les courants du rock et de la pop ? Le rock est-il en train de stagner ? 

Any Version Of Me : Si. Dans une précédente interview, j’avouais n’aimer que des chanteurs vieux ou morts. Je n’arrive pas à trouver quelque chose d’excitant aujourd’hui. A part Oasis qui m’a vraiment marqué dans les années 90. Peut-être que tout a été fait. Quand tu vois des albums comme Pet Sounds !!! C’est vraiment une voie qui n’a pas été explorée. C’est peut-être prétentieux ce que je dis mais j’ai essayé de pousser cela au niveau harmonique. Le rock, c’est jeune et basique. Et quand on est vieux et qu’on ne veut pas être basique, on n’est pas rock. On n’est pas forcément pop non plus. Pet Sounds n’a pas très bien marché car il y avait une complexité peu évidente à l’époque. Le rock, c’est passé. Je ne sais pas quelle est la musique actuelle, le mouvement le plus récent. La techno, l’électro, le rap ? Je ne sais pas, je n’ai pas de vision globale sur l’avenir. Je suis carrément passéiste.

Shebam : Penses-tu que le rock va mourir ?

Any Version Of Me : Non, c’est le public qui change. Il y aura toujours des gens pour faire de la pop et du rock.

Shebam : La scène indé française se structure depuis presque 10 ans. Où arrives-tu à te situer ou souhaites-tu conserver ta singularité, ta liberté ?

Any Version Of Me : Je suis à part, de fait. Je fais tout chez moi tout seul, je joue tout seul. Le succès de groupes comme Syd Matters ou Phoenix me dépasse complètement. J’écoute très peu les productions actuelles. Cela ne me touche pas. Je ne me reconnais pas dans une quelconque scène.

Shebam : With The Moon est le climax de cet album : raconte-nous sa genèse.

Any Version Of Me : Ça c’est drôle de penser que c’est le climax de l’album. En fait, son histoire est un peu compliquée. Ce sont des bouts de chansons. A la base, Wasted Sun devait être un grand morceau de 60 minutes, sans blanc. Les chansons devaient s’enchaîner. Pour cela, j’avais imaginé des liens, une continuité dans les tonalités, les ambiances. Je voulais que le résultat soit contrasté et cohérent, mais cela ne marchait pas. J’ai repris chaque chanson, j’ai ajouté des fins. Et With The Moon, c’est ça. J’avais une chanson guitare voix, la dernière que j’avais composée de façon aussi dépouillée. C’est d’ailleurs pour cela qu’on n’entend pas très bien ma voix (rires). Le son est mauvais. Le thème se mariait bien avec la chanson suivante, Before You Left. Et de file en aiguille, le morceau a pris vie suivant ce processus. C’est vraiment le concept de l’album. Une suite d’ambiances. Comme Brian Wilson sur I just wasn't made for this times.

Shebam : Quand j’ai dit climax, tu as souri. Ce n’est pas vraiment la pièce centrale de l’album ?

Any Version Of Me : Je voyais With The Moon comme une coupure. Si les auditeurs vont jusqu’au 8ème morceau, c’est qu’ils n’ont pas décroché. Après cela, on peut écouter les 4 morceaux suivants. Je l’avais proposé pour figurer dans le sampler digital de Magic mais ils ont refusé. Ils préféraient un format plus traditionnel. Moi, j’aime bien les chansons comme ça, à tiroirs, avec des passages, des textures différentes, avec une fin très expérimentale, comme chez François de Roubaix, une grosse grosse influence. J’ai enregistré live, on entend le parquet qui grince : j’adore. J’écoute beaucoup de Sinatra et il y a un truc que j’adore dans ses disques des années 50 : la musique commence et on l’entend monter sur l’estrade, on entend alors le parquet qui grince, et il se met à chanter. Cette tension, ce moment-là me touche vraiment. Et j’ai voulu restituer ces impressions, le moment où je me déplace pour aller jouer du piano.

Shebam : La musique est une matière vivante.

Any Version Of Me : Complètement. Ce qu’il y a derrière m’intéresse. Quand j’écoute un album, je suis sensible aux ambiances, la réverb’, les discussions autant que les notes. J’imagine la pièce dans laquelle le disque a été enregistré. Dans le making off de l’album de Phoenix, ils parlaient de ces bruits, du souffle des instruments. Tout ce qui donne de la vie.

Shebam : Un peu comme cette interview. Il y a des gens qui parlent, un match de foot qui passe à la télé (authentique !!!). Tu joues de tous les instruments. Quelle formation musicale as-tu ? Diplôme de musicologie nerd ou self made session man ?

Any Version Of Me : J’ai fait le conservatoire très jeune. Mon père est premier violon au… Je déconne (rires). Je suis complètement autodidacte. Il y avait des instruments chez moi, piano, guitares. J’ai une bonne oreille. J’ai écouté, déchiffré. De plus, j’étais un gros fan de guitare et des guitares héros. Steve Vai, Van Halen, Joe Satriani. Je voulais être comme eux. J’ai passé des heures à faire des gammes. La guitare est devenue naturellement mon instrument fétiche. Je me suis mis au piano en commençant à composer mais il se trouve que je maîtrise moins techniquement parlant. D’ailleurs c’est étonnant mais quand je compose, je n’ai pas la même approche au piano qu’à la guitare. Ça permet d’écrire avec deux personnalités différentes.

Shebam : Mojo t’a élu meilleur accent anglais de France ? Fier ou blasé ?

Any Version Of Me : Non, c’est faux. Ce n’est pas Mojo. C’est une interview dans un fanzine anglais. Le journaliste qui chroniquait l’album insistait sur le fait que je chantais en anglais parce que c’était plus vendeur.

Shebam : C’est ce que l’on reproche aux musiciens français qui chantent en anglais : leur accent. On lui trouve un charme particulier, ce côté french touch. Je pense que je l’entends parfois sur certains albums. Je fais tout du moins la différence avec des albums américains où l’accent est immédiatement identifiable.

Any Version Of Me : J’avais lu sur un forum une discussion marrante : en fait, ils n’arrivaient pas à trouver quel accent j’avais. Est-ce un accent italien ou un scandinave essayant de chanter en anglais, un français, un espagnol, un mec de Liverpool ? Ils avaient un gros doute (rires). Cela s’entend sur mes premiers morceaux, mais aujourd’hui je fais super attention à ça : normalement, c’est indétectable. Nan, je n’ai pas le meilleur accent. Le chanteur de Phoenix a un très bon accent. Les américains adorent ce côté frenchy en fait.

Shebam : Le vinyle revient en force. Aimerais-tu sortir un album dans ce format ou crois-tu dur comme fer à la précision du son laser ?

Any Version Of Me : Absolument pas. Moi je suis très mp3. Vinyle ou CD en fait, ce n’est pas un problème. Si tu as un bon système d’écoute, tu peux éventuellement sentir dans les basses, les aigus une perte de précision. Dans le métro, avec des écouteurs dans les oreilles, tous les albums sonnent pareil. Je ne suis pas intégriste là-dessus. C’est plus l’objet, la dimension d’une pochette, un vinyle qui va s’user, qui va vivre. Oui pour cela, je préfère le vinyle au format mp3. Sinon, j’écoute tout, flac, même les K7 copiées avec un souffle incroyable !!!

Shebam : Les Beatles ont arrêté les concerts en 66 pour développer toutes les possibilités du studio et livrer les chefs-d’œuvre que l’on sait. Souhaites-tu suivre la même route ?

Any Version Of Me : Les concerts tout seul en acoustique, c’est compliqué. On se met à nu. Mes chansons sont d’ailleurs plus tristes que je ne suis réellement. Sur scène, je me mets dans un état qui n’a rien à voir avec ce que je suis dans la vie de tous les jours. Mes chansons sont plombantes. C’est pour cela que je reprends parfois des chansons d’Elvis, de Donovan, des choses plus gaies. Il y a tellement d’arrangements dans mes albums, c’est impossible à reproduire tout seul. Même à trois ou à quatre, surtout au niveau des voix. Cela demande une certaine technique que je n’ai pas. On va voir cela avec la personne qui jouera avec moi. Quand je vais voir un concert, j’aime entendre avant les versions studio. Par exemple, je n’aime pas Dylan en live. C’est une horreur. Je vais essayer de me tenir à cette règle. On verra bien.

Shebam : J’ai cru entendre que tu étais un stakhanoviste de la composition. Parle-nous de ton prochain projet, de l’avenir ?

Any Version Of Me : Les chansons de mon prochain album sont quasi prêtes, seul reste à écrire les paroles, les deuxièmes ou troisièmes couplets. En ce moment j’écoute beaucoup le Velvet Underground. Tous ces groupes électriques, moins acoustiques, moins psychédéliques. Je veux donc un son plus brut, plus immédiat, enregistré live en studio avec moins de prises. Pour mes précédents albums, je pouvais passer trois jours à enregistrer les voix. Là, j’ai enregistré des morceaux en deux ou trois prises seulement. Je voudrais garder un côté spontané. Le fait de jouer sur scène m’a beaucoup aidé à simplifier ma démarche. Privilégier la première prise, voilà mon crédo. Avoir un son plus humain, sans complexité. Pour le dernier album du Velvet, Loaded, on avait demandé à Lou Reed d’enregistrer un disque avec des hits. Et lui a donné un disque plein de refrains, sans parler de drogue, de fouet et de cuir !!! Je veux faire ça.

Shebam : Quelle île déserte emporterais-tu dans un disque ?

Any Version Of Me : La plage, la mer, l’infini, l’horizon, cela inspire. La plage oui, en référence aux Beach Boys. J’ai toujours dit que je finirai un jour dans une maison au bord de la mer. Jouer du piano avec les pieds dans le sable. Si je ne réalise pas ce rêve, j’aurais l’impression d’avoir raté ma vie. Ouais, la plage, les Beach Boys. Pet Sounds, quoi !!! A chaque fois que je le réécoute, je découvre quelque chose de nouveau. C’est le summum en musique moderne, en pop. Pareil pour les morceaux de Sonic Youth que l’on peut traiter de façon différente. Brian Wilson est un compositeur incroyable qui est arrivé à produire quelque chose de complexe et d’accessible en même temps. C’est l’héritage des grands compositeurs américains, Gershwin, Col Porter. Il y a cette filiation incroyable. Et Brian Wilson qui a arrive à faire quelque chose de pop.

Shebam : Un peu comme sur son dernier album…

Any Version Of Me : L’exercice est difficile. C’est bien de se dire qu’il fait encore de la musique. Mais bon… Quant à Pet Sounds, il n’y a rien à retirer.

Shebam : On inverse les rôles. Pose moi une question ?

Any Version Of Me : Et toi ton album préféré ?

Shebam : Impossible de répondre, enfin je dis ça. Dans le domaine du rock, il y a tellement de familles musicales, de filiations, d’artistes. Si j’arrive à isoler un album, c’est Rock Bottom de Wyatt. C’est un album que je connais depuis longtemps, c’est en fait le premier CD que je me suis acheté avec ma solde de soldat quand je faisais mon service militaire. Je me souviens très bien de cette époque. Car la semaine après l’avoir acheté, écouté, je partais en manœuvre. C’était l’hiver. Je m’étais retrouvé dans un camion. Il neigeait, j’étais frigorifié. J’avais cet album qui passait dans ma tête, note après note. Tout était restitué. Un souvenir assez fort. Sinon, j’adore Pet Sounds, le double blanc des Beatles, les albums d’Incredible String Band, les Zombies, Hendrix : je pourrais tous les citer. Mais Robert Wyatt…

Any Version Of Me : C’est pareil avec Pet Sounds. (Un but est marqué, la salle exulte). Oh, magnifique but !!! En pleine lucarne ! (Il reprend) Quand j’ai découvert Pet Sounds, j’étais étudiant, je changeais de ville. J’écoutais ça en faisant la sieste. Je m’endormais de plus en plus tard en me disant « tiens, il y a ça ». C’est comme ça que j’ai découvert les Beach Boys. Tu as entendu parler du dernier projet de Wyatt ? Il reprend des standards de jazz comme Wonderful World. C’est vraiment bien. Contrairement à Brian Wilson avec son album de reprises de Gershwin, il y a une approche plus indie. Parce qu’il est aussi sur un label indépendant : Domino Records. T’as des vrais musiciens, des vraies cordes, des vrais arrangements. Wyatt, je n’ai jamais vraiment accroché. Sauf Alife peut-être. Sur son dernier album, il y a quelque chose d’organique. Et sa voix !! Il y a su conserver une innocence. J’aime sur Laura la version saxo de Charlie Parker. Mais la voix de Wyatt passe très bien. Donc Robert Wyatt ?

Shebam : Après il y en a d’autres, je pourrais passer des heures à les énumérer. 

Any Version Of Me : Sur Rock Bottom, je trouve les morceaux trop longs, par moment très contemplatifs, trop free jazz en fait. Moi, j’aime bien la rigueur de Pet Sounds. J’adore écouter la basse de Carol Kaye, la batterie de Hal Blaine, chacune de ses interventions. Je suis un fan absolu ! Le roulement qu’il produit sur Little Less Conversation d’Elvis !!! Et puis les voix de Carl Wilson sur God Only Knows qui se mélangent aux mélodies. Quelle fraîcheur ! Dire qu’il a fait ça à 23 ans.

Shebam : C’est marrant, je ressens la même chose dans mon approche de la musique. Quand j’étais jeune, j’étais fan des jams psychés, de prog, de ces morceaux conceptuels de 20 minutes. Aujourd’hui, je reviens à cette simplicité de la chanson, ce format contraignant de 3 minutes. Il peut y avoir une forme de sophistication mais avec la rigueur du couplet/refrain. Je me recentre aujourd’hui. Enfin, j’éprouve beaucoup de plaisir à redécouvrir la pop la plus simple, la plus construite, la plus savante. Avec du sens, des paroles, une cohérence musicale que tu ne trouves pas dans le psyché que j’adore aussi.

Any Version Of Me : Le problème est que tout a été fait dans les années 60/70. Faire un solo de guitare après Hendrix, à quoi ça sert ? C’est quelqu’un pouvait être bon sans se répéter et ce pendant tout un concert. Ça s’est perdu. Un Frank Zappa est arrivé à produire une œuvre dense sans se répéter. Aujourd’hui, on passe son temps à zapper : on change de chaînes, d’émissions, de films et de chansons. En dix secondes, je sais si cela va me plaire ou pas. C’est horrible de dire ça. Si j’accroche aux deux ou trois premières chansons, je vais aller plus loin dans un album. C’est déroutant, il y a une forme d’abandon dans les space jams, le prog, le psychédélisme. Comme chez Cream : des solos de batterie de 20 minutes, c’est une impasse. Surtout sur disque ! J’adore Led Zep, mais Moby Dick et son solo de trois minutes, c’est le maximum que je puisse tolérer. Whole Lotta Love dure 4 minutes sur le disque, en live c’est inaudible. Page sortait l’archet ! Pffff…

Shebam : Quand je vais dire ça, tout le monde va me jeter des cailloux, mais je redécouvrais avec un ami Close To The Edge de Yes, et je trouve ce morceau ultra mélodique. Si tu virais les parties instrumentales, ça serait presque pop ! Mais sur les albums suivants, c’est affreux ! Ces improvisations ! Ils ont dû se dire à l’époque « Cool, on a du fric, un studio pour nous tout seul, on vend du disque, on peut enregistrer pendant des heures et des heures, mobiliser un ingé son ». Et cela donne des morceaux trop longs où chacun place un chorus. Ça tue les morceaux. Si c’est fait avec génie, dans un cadre, ok. Quand c’est trop démonstratif, je trouve ça limite pénible.

Any Version Of Me : C’est le format pop, ces trois minutes 30, un couplet et un refrain qui arrive au bout d’une minute. S’il arrive après, je n’ai pas envie de réécouter. Les premiers Moody Blues, c’est cool. Les morceaux s’enchaînent, il y a un peu de narration. Night In White Satin est un tube de 7 minutes. Ce n’est pas démonstratif contrairement à Steve Vai. Quand tu te penches 15 heures par jour sur ton instrument, tu ne vis plus. L’ironie, mais pour conserver son niveau, il devait jouer des heures et des heures. Cela demande de l’abnégation comme pour le sport. C’est comme ça que je me suis rendu compte que je n’étais pas un grand sportif : cela demande du travail, du courage. Composer un bon morceau, cela doit prendre trois minutes. C’est beaucoup plus satisfaisant que de faire un solo avec un milliard de notes.

Shebam : As-tu écouté l’album d’Arnaud Fleurent-Didier ?

Any Version Of Me : Non, je l’ai découvert sur ton blog.

Shebam : Comme toi, c’est un mec qui est obsédé par l’idée de projet. Un album c’est comme monter une entreprise. C’est un fou de prod’, de sons de basse.  

Any Version Of Me : Le rock français, j’arrive pas. Si, Polnareff, Gainsbourg, Brel, Ferré. Brassens je n’aime pas trop. A la rigueur Berger, c’est la limite (rires) ! Je me fixe trop sur les paroles. Alors qu’avec les Beatles, pas besoin de comprendre. Come Together, quoi !

L’interview vient, vient… Vient de finir ainsi, sur un trait d’esprit. Nous avons beaucoup parlé, nous avons beaucoup cité. Nous aimons beaucoup cela. Mais il y a bien plus à retirer de cette rencontre. Une morale à cette histoire ? Non, disons plutôt un enseignement : une interview, enfin ma vision toute personnelle de l’interview, c’est entrer dans l’intimité d’un musicien, découvrir sa propre vérité. Oh, un album constitue en cela une première étape. Mais la promiscuité physique avec l'artiste, sentir le questionnement résonner en lui à chaque fois que j’ouvre la bouche. A chaque fois, le résultat est différent. C’est ce que l’on appelle la nature, la singularité des hommes. Certaines contingences sont propres à tous les rockers, mais leur nature profonde, leur volonté sont autant de choses uniques, nouvelles, inédites. Et le collectionneur que je suis s’emballe à l’idée de conserver ces kilomètres de bande enregistrée, ces méga octets de mémoire pop. Cela fait peur un collectionneur, car d’habitude il s’attache aux objets : dans mon cas, je collectionne les vies. Vous flippez hein ? Vous vous dites « putain de serial killer ». Nan, je déconne. Je ne suis pas un fou meurtrier, un freak. Mais un simple et banal rock critic… **

*« Yes, that's about twenty-- He's suing me, and Yoko, and all the ex-Beatles, and everybody that ever knew them! And he's suing me individually, me collectively, any version of me you can get hold of is being sued. But immigration is the important one-- the others are all just money, somehow a deal will be made. Immigration, that's the one. I mean, if they can take Helen Reddy, they can take me... »

** Final très « Thriller ».


http://www.myspace.com/anyversionofme

http://anyversionofme.com/

Crédit photo : © Cédric THUAL



02-11-2010 | Envoyer | Déposer un commentaire | Lu 2171 fois | Public Ajoutez votre commentaire