Cinq poèmes constituent les Archives d’îles que Jacques Moulin vient de faire paraître aux éditions de L’Arbre à paroles et qui parcourent quatre îles bretonnes dans l’ordre suivant : Sein (par deux fois), Batz, Bréhat et Ouessant. Le parcours géographique fait donc si l’on peut dire un aller-retour autour de la Bretagne, en partant du Sud pour y revenir. Et c’est bien l’encerclement qui préside à l’écriture du recueil. Encerclement des îles par la mer : chaque poème insiste sur l’insularité, sur les roches et sur les récifs qui protègent ces lieux en même temps qu’ils causent des dangers pour les navigateurs et véhiculent tous les récits d’autrefois.
Jacques Moulin affirme « Faire le récit des récifs / De leur course en mer Pour continuer la terre contenir la mer » (p. 7). Il nomme la « Composition de phares sur écueils de Sein » (p. 28) puis il évoque l’île de Batz comme « champ de terre contre brassée de mer » (p. 35), avant de montrer comme « Bréhat a vocation à être appelée, épelée, vocalisée, comme on lit un alphabet des îles, déchiffre une kyrielle de pierres à l’eau » (p. 44). Et son parcours s’achève avec Ouessant où il constate : « Il y a de la mer, qui va où elle peut. Creux et bosses, puis vagues d’herbes figées. La moutonnante condition d’Ouessant. Du gel marin ou quelque cosmétique du cru » (p. 54).
La lecture n’étant jamais un acte neutre, il m’est revenu, dans le temps du recueil de Jacques Moulin, les phrases de Jabès qui ouvrent Récit (Fata Morgana, 1981, repris dans Le Seuil Le Sable, Poésie / Gallimard 1990) : « 1 Il et son féminin Île / 2 Il n’existe pas Il est l’île. / Seul l’océan existe. » Car l’écriture d’Archives d’îles, au gré de ce qui procède du journal, de l’évocation, de la référence, de l’expérience réelle propose une expérience de l’altérité dont le pronom il, grammaticalement, est sans doute la figure et dont l’écriture poétique est sans doute le garant.
Ma lecture a également été saisie par les changements de rythme que proposent ces poèmes. L’alternance entre la prose et le vers renforce l’impression d’encerclement que j’ai nommée plus haut. Les références mettent comme une distance avec le sujet même du livre. Ainsi André Breton fait-il sourire (ce n’est pas tous les jours) : « J’ai constaté de l’Île de Sein que son nom doit être cher aux psychanalystes » (p. 17). Et les « Sémaphores arthritiques » de Ouessant d’évoquer Corbière qui « s’en serait venu là traîner sa misère de nabot lumineux » (p. 60). L’attention aux animaux, à la végétation fait, en outre, ressortir la spécificité de chaque île en même temps qu’elle en cerne la mesure terrestre.
Tout ce parcours aboutit, d’une manière à la fois discrète et profonde, à faire trembler le rapport à la langue. C’est, notamment, mis en évidence par une salve de questions dans le poème « Ouessant » : « Dans le musée des Phares et des Balises, la toiture craque sous l’effet des bourrasques. Les coups de mer lèchent le bâtiment. Le hangar appareille, en route vers le large. Peuplier ou orme ? L’orme affecte l’humide et tient bon la coque. Le peuplier, mât ailes, éconduit les nuages. Qui embarquera l’autre ? L’eau, elle va où ? Où est le sens ? » (p. 61-62 »)
S’appuyant sur le réel, Archives d’îles propose donc une expérience sensible des limites.
Alexis Pelletier
Jacques Moulin
Archives d’îles
L’Arbres à paroles, 2010
68 pages, 10€.
Deux extraits :
Chaque vague tranquille à cette heure donne promesse de terre. On pourrait presque lire la roche. Bibliothèque bien rangée malgré l’assaut des eaux.
Volumes compacts
Plages intactes
Éclats de roches avec fissures
Feuilletage jusqu’aux galets
Lissés
Ponctuation neuve
Toujours
Échappée du socle
Recalée sur la grève
Bas de casse
La mer plus lointaine se rengorge éteint son mugissement.
« Sein deux » (p. 26)
La couleur du granite bréhatin, presque celle du grand paon volant au secours des égarés, paon de jour, paon de nuit. Bréhat, bretteur d’océan par ses phares.
Alentour, c’est la lande ouessantine, vastes ronciers tout en rouleaux de mer, herbes rases et genêts écumants. Longue circulation par les chemins de route et d’herbe, entre les murs polis et roses de maisons toujours soignées dans leur green.
Leurs boqueteaux de pins configurés par les vents de mer et portant haut leur nudité. Un sens de l’abandon et du dépouillement radical. Une quasi abstraction face aux grèves et à l’horizon des vagues. Tête à la fois en cheveu et très rase.
Va tête nue
Cheveux ou crâne au vent
Et ne crains rien des bourrasques de mer
Va par les champs et par les grèves
Vacances d’eau
Les rochers polychromes
Les rubans d’algues
Et la vitrine hardie des galets
Pars à tous les abordages
Renifle chaque muret
Engouffre-toi dans chaque fissure
Guette chaque barrière
Goûte au phare
En sa levée d’oubli
Grandis à l’éveil
« Bréhat » (p.45-46)