Rencontre avec Ricardo Araujo

Publié le 02 novembre 2010 par Philippe Delaide

J’ai rencontré Ricardo Araujo, jeune chef d’origine colombienne, personnalité atypique du monde de la musique classique, et qui a, je trouve, une démarche construite et originale. J’ai particulièrement apprécié son énergie, son franc parler et un sens de l’humour certain. Il dirige le New European Philharmonic. Nous avons évoqué ses projets avec cet ensemble ainsi que sa vision du métier de chef d’orchestre. Je vous propose en fin d’interview l’extrait d’un de ses concerts enregistrés sur Livemusiccompany.com et remercie Dominique Boniface de m’avoir permis de poster cet extrait.

Pourriez-vous vous présenter ainsi que le New European Philharmonic ?
Ricardo Araujo : J’avais à la base une formation de pianiste, en Belgique où j’ai effectué mes premières études musicales et où mon père était Consul de Colombie. C’est quand nous sommes rentrés en Colombie que je me suis tourné vers la direction d’orchestre comme un complément à la composition. Un concours de circonstance m’a fait assister le Directeur Musical de l’Orchestre Symphonique de Colombie. C’est allé ensuite très vite, avec la direction d'orchestre de l’Opéra national de Colombie. J’ai vraiment appris sur le tas et finalement plus qu’à l’école. Après je suis allé en France où j’ai redémarré une carrière comme pianiste, mais lassé que la plupart de mes concerts ne soient que des remplacements ou sans aucune répétition, j’ai décidé de me re-concentrer sur la direction d’orchestre avec le projet de diriger un ensemble cohérent avec un projet.
L’origine du New European Philharmonic est assez originale. J’ai été nommé Directeur musical d’un festival en Colombie et comme je voulais avoir des chanteurs colombiens, j’ai contacté l’Ambassade de Colombie à Paris et cette dernière m’a demandé de monter un orchestre de colombiens pour promouvoir la culture de mon pays d’origine. Cela n’avait pas marché du fait du nombre insuffisant de musiciens de bon niveau. J’ai suggéré à l’Ambassadeur de plutôt monter un orchestre latino-américain. Cela s’est avéré également compliqué à monter. J’ai alors re-fondé un orchestre sur les bases de l’ancienne configuration et qui est l’orchestre actuel. Avec notre budget très limité, on réalise une ou deux productions par an, sachant que nous sommes essentiellement financés par la billetterie.
Dans ce cadre, il faut trouver les bons musiciens qui acceptent de s’investir dans un projet, ce qui est malheureusement de plus en plus rare. La première grande production de cet orchestre date maintenant d’environ deux ans. C’est donc un travail de tous les jours de maintenir les musiciens de cette formation motivés pour un projet musical commun. On arrive petit à petit à constituer un noyau dur de musiciens pour préserver l’identité sonore de l’orchestre.
Quel est alors votre projet musical avec cet orchestre ?
R.A. : Mon idéal est d’axer progressivement le travail de cet orchestre sur le répertoire du XXème siècle. A la base, je suis moi-même compositeur et j’estime que les compositeurs n’ont pas vraiment le loisir d’écrire aujourd’hui, parce que pratiquement personne ne les joue. Ces productions coûtent trop cher et les musiciens ne veulent pas passer le temps nécessaire à s’investir sur ce répertoire. Ils jugent trop vite cette musique et les conservatoires ne les ont pas vraiment formés à ce répertoire. Ils n’ont en effet pas toujours été formés à avoir la curiosité et le regard critique nécessaires à l’égard de la musique d’aujourd’hui. L’enseignement a toujours été axé sur la musique consonante et pas vraiment sur, par exemple, la musique contemporaine avec ses dissonances.
Mon but est de donner l’occasion à de jeunes compositeurs de composer pour un orchestre, je dirais même d’apprendre à composer pour un orchestre.
Le problème reste de trouver des musiciens prêts à constituer un groupe qui s’investit de façon continue pour donner une identité à l’orchestre et aboutir à un projet cohérent, s’inscrivant sur la durée.
Vous avez également constitué un ensemble choral
R.A. : J’ai en effet constitué un choeur spécifiquement pour interpréter le Requiem de Mozart avec un effectif réduit afin de rester dans le respect de l’esprit de cette oeuvre qui est très intimiste. Les versions comme celles de Herbert van Karajan avec quatre bassons et quatre clarinettes se conçoivent tout à fait mais je pense qu’il est tout à fait intéressant d’envisager de revenir à une configuration qui était celle pour laquelle l’oeuvre avait été écrite. J’ai un choeur d’un quarantaine de chanteurs. On a volontairement recherché une prononciation allemande qui certes va à l’encontre de la tradition mais dont la vocation est, d’une part de se rapprocher de Mozart qui était germanophone, d’autre part, d’entrer dans l’acoustique de lieux comme la cathédrale d’Amiens avec un son moins rond, plus clair, les consonnes et voyelles étant plus cassantes. On arrive donc à constituer une production presque sur mesure pour ces cathédrales.
C’est quand même ambitieux et s’attaquer au Requiem de Mozart, pour lequel il y déjà tant de versions différentes. Peut-on encore apporter quelque chose ?
R.A. : quelles que soient les oeuvres, qu’elles soient déjà très connues ou pas, j’ai besoin de toute façon de les intérioriser et d’avoir quelque chose à dire pour les interpréter. En fait, je ne me soucie pas vraiment de savoir si l’oeuvre a été trop jouée ou pas.
Cet investissement, cette volonté d’avoir justement quelque chose de nouveau à dire n’est pas toujours le cas de certains interprètes qui ont une forte renommée et une excellente technique mais qui n’apportent pas une lecture vraiment nouvelle de certaines oeuvres
R.A : ce n’est pas toujours de leur fait. Quand vous avez certains grands pianistes qui ont par exemple plus de 160 concerts par an, je pense qu’ils ne peuvent pas raisonnablement prendre le temps de se plonger plus en profondeur dans les oeuvres et apporter une lecture vraiment personnelle. Mais vous avez des exceptions notables dans la direction d’orchestre comme Valery Gergiev qui a pratiquement la même quantité de concerts mais chacun d’entre eux est unique chez lui. Dans son cas, une ou deux répétitions peuvent suffire pour tout mettre en place et, ensuite, tout est donné au concert et on peut avoir, pour une même oeuvre interprétée deux soirs de suite, deux lectures très différentes. Le rapport du chef à l’orchestre d’un soir à l’autre peut être très différent. Et c’est vraiment ce que je recherche. Il peut y avoir des fautes, et il y en aura, mais on a l’énergie, un orchestre alerte, et on raconte vraiment quelque chose.
Mais c’est vrai que la plupart du temps on est amené à malheureusement trop souvent écouter des interprétations très contrôlées, sans réelles aspérités, car la prise de risque n’est pas toujours au rendez-vous.
On assiste aussi à une forme d’uniformisation dans l’interprétation de la musique et dans l’identité sonore des orchestres
R.A. : Je pense que c’est le système qui veut cela. Les auditeurs sont plutôt habitués à écouter la musique au disque où tout est systématiquement repris, corrigé. Par conséquent, lorsqu’ils assistent au concert, ils s’attendent à écouter ce qu’il entendent au disque et sont déçus s’il y a des imperfections. Pour ma part, je suis partisan du «live». Je mets en place la technique lors des répétitions et ensuite je crois beaucoup au concert pour exprimer des émotions, des couleurs qui peuvent être différentes d’un concert à l’autre.
Il y a aussi la traditionnelle question de la conformité des interprétations par rapport à un contexte historique, notamment la question des oppositions entre instruments modernes et instruments anciens
R.A. : j’ai pour ma part tranché sur ce sujet de façon relativement simple. Je suis parti du principe que l’Histoire porte en elle une évolution. A mon avis, celle de la musique repose par exemple  sur l’évolution technique de l’instrument. On ne sait pas ce que les compositeurs de la période baroque auraient composé s’ils avaient eu les instruments que l’on a aujourd’hui. Je ne peux pas m’empêcher de penser à ces superbes lettres écrites par Couperin et que j’avais lues à la BNF où il écrit qu’il rêve d’un instrument à clavier qui ferait un piano et un forte, comme pourrait le faire un violon. Pour vous donner un exemple,  pourquoi un génie comme JS Bach a-t-il écrit des phrasé pour un violon et n’en a pas écrit pour le clavier ? Je doute que ce soit pour faire des économies d’encre parce qu’il a plusieurs centaines de cantates à écrire. S’il n’y a pas d’indication de phrasé ce n’est sans doute pas parce qu’il l’a voulu mais plutôt parce que ce n’était pas utile à son époque. Ces contraintes techniques s’appliqueront également pour Mozart ou Beethoven. Ce dernier était obligé d’écrire pour des cors différentes afin d’obtenir une gamme chromatique. Messiaen a écrit pour l’orgue de la Trinité car il avait les sonorités de ce dernier en tête. S’il avait eu l’orgue de Saint-Sulpice qui est deux fois plus grand, peut-être aurait-il parfois écrit différemment, qui sait...
On peut également être confronté à des conventions qui font que c’est très difficile de tenter d’explorer de nouvelles façons d’interpréter la musique. C’est par exemple le cas dans l’Opéra où certains chanteurs ont des automatismes difficiles à changer et où ils n’ont pas été formés par rapport à cette notion de prise de risque justement.
Il y a eu tout de même un travail important fait justement par les «baroqueux» pour tenter de construire une rhétorique cohérente, ce qui n’est pas un exercice facile
R.A. :  A ce moment là, si on voulait suivre ce raisonnement jusqu’au bout, et tenter de revenir à une vérité historique, il faudrait alors, pour les opéras par exemple, laisser la lumière allumée, changer toutes les catégories en mettant les riches au balcon et le peuple sur le parterre, mettre en place un service de boissons, et des loges ouvertes où l’on peut «papoter» pendant les représentations ! Quelqu’un qui écouterait religieusement Rinaldo serait alors en train, quelque part, de trahir Haendel ...
Ce qui est important je pense, c’est surtout de tenter de comprendre ce que veut dire le compositeur dans tel ou tel mouvement, telle ou telle aria, plutôt que de chercher à rester fidèle à une convention ou une rhétorique particulière. J’ai en tête l’exemple de Master Classes que j’avais faites en Thaïlande avec des sopranos et où nous travaillions des airs de la Chauve Souris de Johann Strauss. Sur l’une des arias, au rythme ternaire, et qui était résolument construite comme une valse, la chanteuse ne suivait pas vraiment cette structure. Lorsque je me suis mis au piano pour lui suggérer le tempo réel, elle était en décalage. Les conventions font qu’en effet après une montée, le descente est ralentie pour que l’effet lyrique soit préservé, seulement, la valse est rompue. Lorsque la chanteuse s’est enfin mise à interpréter a tempo, l’assistance s’est mise à rire. Je leur alors ai demandé pourquoi ils riaient, ils m’ont dit que parce qu’il avaient l’impression qu’en chantant a tempo, la soprano ricanait. Je leur ai alors suggéré de bien revenir au texte. Dans ce passage précis justement elle est justement en train de se moquer du Marquis. On est donc bien ici sur des conventions mises en place par les chanteurs et non les compositeurs. Je pense que si Strauss avait voulu ainsi que le chanteur ne suive pas la structure de la valse, il aurait sans doute écrit «ad libitum». Ce qui n’est pas le cas ici.
Quels sont vos projets après le Requiem ?
R.A. : nous avons le projet pour Noël d’interpréter un programme Beethoven de trois concerts avec la 9ème symphonie à Saint-Eustache. Je travaille sur un projet où je conserverai cette formation choeur et orchestre pour réaliser trois autres productions mais avec un choeur amateur où chaque personne viendrait apprendre. Le but est que chaque pupitre répète tout seul pour travailler la technique vocale, l’interprétation, le phrasé, pour que chaque personne en tant qu’individu en tire quelque chose.
J’ai une très grande envie pour Pâques d'interpréter une des Passions de JS Bach. J’essaierai de la faire avec une philosophie contemporaine et non baroque. Mon but n’est pas de chercher encore à reconstituer mais à interpréter et tenter modestement de créer quelque chose de nouveau.
Lien direct vers le site internet de Ricardo Araujo.
Lien vers la chaîne youtube du New European Philharmonic.
Lien vers le site classicnews.com avec un extrait vidéo de l’interprétation du Requiem de Mozart.
Extrait : Benedictus du Requiem de Mozart. Concert donné le 25 juin 2010 à l’Église Saint-Eustache - New European Philharmonic - Direction Ricardo Araujo - Anne-Julie Kerhello, soprano, Åsa Junesjö, mezzo-soprano, Pablo Veguilla, ténor, Thomas Dear, basse - Prise de son, mastering et mise en ligne : Dominique Boniface. L’intégralité du concert peut être acheté et téléchargée depuis le site Livemusiccompany.com.