Seconde livraison du vénérable Kuddâla, ce paysan (?) pas comme les autres, avec une nouvelle mouture du début :
Instructions à propos d'une inconcevable méthode
Je m'incline devant l'omniprésente[1],
La (conscience[2]) non duelle[3], inconcevable[4],
Que seule peut enfanter[5]
La fine fleur de la sagesse[6].
A présent, je la mets par écrit convenablement,
Telle que je l'ai reçue du vénérable Bhadra[7]. 1
(Cette conscience ordinaire[8] est l'union de) la sagesse et de la méthode[9].
Elle est le plus grand des mystères[10],
Caractérisée par une inconcevable compassion.
C'est une connaissance qui se produit spontanément[11],
(Car) elle dépasse les chemins de la parole. 2
Cette excellence du non duel,
Qui naît spontanément[12],
N'est pas une chose[13].
Les bodhisattvas dotés du symbole du réel[14]
Ne la considèrent pas non plus
Comme étant une non-chose[15]. 3
On dit que (la conscience) non duelle
Est la vérité ultime[16]
Ni éternelle, ni interrompue[17].
Cet état naturel
N'est pas une réalisation
Ni une expérience[18]
Ni une vacuité[19]. 4
La conscience[20] non duelle
Devient évidente
Lorsqu'on examine les couples (de contraires)[21],
Car tout est un aspect de (cette conscience) non duelle.
La (conscience) duelle n'apparaît plus (quand on l'examine)[22]. 5
La conscience inconcevable,
Suprême, égale,
Qui offre toujours la même saveur,
Cette excellence du non duel,
Cela ne peut être réalisé
Au moyen d'une connaissance
Qui n'est qu'une construction mentale[23]. 6
Celui qui n'est pas à son aise[24]
Ne peut accéder
A l'inconcevable, au sans concept[25].
La conceptualisation[26], c'est la production (et donc le devenir douloureux).
Et symétriquement, le sans cause[27] est le sans production. 7
La connaissance que j'ai reçue du vénérable Bhadra
Ne se présente pas sous une forme duelle.
En elle, rien ne peut créer des habitudes,
Il n'y a personne pour s'habituer,
Elle est (donc) sans mémoire ni attente. 8[28]
Elle naît spontanément,
(Cette conscience) sans trouble,
Elle est bel est bien
Dépourvue de tout concept[29].
Elle est l'état naturel,
Ni chose, ni non chose,
Imprégnée par un parfum non duel[30]. 9
Par ce qu'il est l'état naturel sans concept,
L'inconcevable ne cesse pas[31].
Ce joyau de l'esprit n'est souillé
Que par le filet des souillures imaginaires[32]. 10
On dit que la conscience non duelle
S'éveille en ôtant cette souillure.
Les yogins doivent (donc) constamment
Percevoir toute chose
Comme étant dépourvu de concept. 11
La voilà, la pratique de la méditation[33]
Enseignée par le vénérable Bhadra !
Cette (méditation) est, de par sa nature même,
Assurément sans production ni cessation. 12
Ce que l'on nomme "conscience non duelle"
Est dépourvu de toute intention[34].
Les Eveillés dotés du symbole du réel
La nomment "Celle en laquelle toutes les imaginations sont égales". 13
Elle est la mère
Du sens non conceptuel.[35]
Les sublimes détenteurs du symbole du réel
- le plus parfait bien être -
Ne forgent aucun concept
Sur l'extérieur ou sur l'intérieur[36]:
Leur regard est égal,
Ils prennent refuge en l'égal. 14
La connaissance se produit d'elle-même,
Affranchie du duel comme du non duel.
Il n'y a là aucune méditation d'une non chose,
Ni méditation sur une chose[37]. 15
La conscience, libre et à son aise,
Ne s'obtient pas.
Elle est une demeure inconcevable, non duelle.
Ce que conçoivent
Tous les êtres
Se déploie dans le sein de la sagesse. 16
Le plus parfait bien être
Peut être trouvé
Quand on le vise
Avec la flèche
De l'éveil à la compassion.
C'est le souverain bien,
Sans les couples d'opposés,
Délivré de toute crainte[38]. 17
Oui, il est bien dit
Que la (conscience) non duelle
Est pareille à l'espace[39],
Affranchie de l'imagination[40].
On doit reconnaître
Toute chose
Au moyen du domaine[41] inconcevable. 18
Voilà la méthode[42] enseignée
Par le vénérable Bhadra,
Et qu'il a lui-même reçu du vénérable Dharma.
D'elle émane les formes du monde
Car sa nature est d'être (à la fois) une et changeante[43]. 19
Ces aspects de (la conscience) non duelle
Sont différenciés et révélés[44]
Par le sublime seigneur
Du parfait bien être.
(Mais les êtres) sont égarés par la théorie de l'expérience du vide,
(Autrement dit) par une théorie erronée, 20
(Car) personne ne peut s'éveiller
Au sublime bien être
Par les liens inertes[45] de l'imagination.
Ou encore, d'autres sont purifiés par une méthode (séparée de) la sagesse,
Imagination qui les perd ![46] 21
La conscience non duelle,
Ce grand yoga,
Est absolument une,
Elle est le parfait bien être.
Toutes choses, vivantes ou inertes,
Confirment[47] (la conscience) non duelle. 22
Les choses sont parfaitement pures
Dans l'espace tranquille
Naturellement pur du début à la fin.
Mais, en vérité, cette (conscience) non duelle
N'est qu'un nom :
Elle n'existe pas, 23
En ce sens que (la conscience) non duelle
- Ce parfait bien être -,
Ne peut être défini comme sujet ou objet.
Elle n'est pas intellection, ni objet de l'intellect.
Par sa nature même, elle est inconcevable. 24
Eh, oui, cet état naturel dépasse complètement
La pensée[48], (car) il se produit spontanément !
Sur cette Terre, tous les êtres vivants
Sont étouffés par le filet des concepts. 25
Seule la conscience non duelle
Est dépourvue de toute intention,
Pour autant qu'en elle
La paire de l'éternel et de l'interrompu
N'existe pas. 26
Mais cette extraordinaire
Conscience non duelle
N'est pas non plus une expérience neutre ![49]
Immaculée,
Sans nul baratin[50],
On dirait l'espace. 27
Kuddāla[51], Instructions sur la méthode de la (conscience) non duelle inconcevable (Acintya-advaya- [jñāna]-krama-upadeśa), 1-8 (l'édition dont je dispose comprend 124 stances).
[1] Vibhu : terme d'origine théiste.
[2] jñāna : la connaissance, la gnose libératrice révélée dans les tantras. La connaissance propre à un Bouddha, et qui fait de lui un Bouddha. Ici, il s'agit plus précisément de l'acte de connaître, de la cognition. C'est un mode de conscience particulier, non duel, inconcevable, qui se produit spontanément. C'est l'état naturel de la conscience. Mais, sous l'effet (imaginaire) des constructions imaginaires, à cause d'une in-conscience sans commencement dans le temps, cette conscience semble devenir duelle, exclusive, se posant en s'opposant à tout ce qui n'est pas elle.
[3] Advaya : à ne pas confondre avec advaita, la non dualité dont parle, par exemple, le Vedanta. Ici, le non duel est une sorte de connaissance qui est l'état naturel de la conscience. Ce mode du connaître est non duel en ce sens qu'il ne pose pas d'objet en excluant d'autres objets. Il est sans croyance (agraha), sans adoption ni rejet, égal. Mais il n'est pas pour autant dépourvu de multiplicité. Cette conscience n'est pas une unité pure, massive (ghana), mais une unité dynamique, vivante, qui embrasse la variété des pensées et des apparences qui se succèdent instant après instant.
[4] Acintya : ce qui ne peut être pensé, médité. Également "ce dont il n'est pas nécessaire de se préoccuper (pour le réaliser)" puisque c'est l'état naturel (svabhāva).
[5] Glose de prajñā-agra-garbha-sam[yag]bhūtam.
[6] Prajña-agra : il y a, dans le bouddhisme du Grand Véhicule, plusieurs genres de "sagesses" ou d'intelligence. Cette "fine fleur de la sagesse" est l'intelligence intuitive engendrée par l'intelligence discursive guidée par les instructions du Bouddha.
[7] Bhadrapāda : son nom désigne l'un des mois du calendrier indien (15 août-15 septembre). C'est l'un des 84 "grands accomplis" (mahāsiddha) de la liste d'Abhayadatta. Disciple du prestidigitateur Kāṇha (c. 812-850). Peut-être aussi commentateur du Chakrasaṃvara Tantra, texte que l'on peut presque entièrement sans s'apercevoir qu'il est bouddhiste.
[8] prākṛta-jñāna.
[9] Expression-clef d'un certain bouddhisme tantrique, synonyme du but de la voie des anuttara-yoga-tantra. Dans ce cas, désigne l'union achevée du dharmakāya et des corps formels, de l'accumulation de mérite et de sagesse, etc. Mais il y a peut-être aussi, ici, un jeu de mots : "la méthode qui (dans le contexte de la mahāmudrā, n'est autre que) la sagesse (sans concept)". Normalement, la méthode est une chose, la méthode en est une autre. Par exemple, si vous méditez sur le calme mental (śamatha), c'est une méthode qui ne suffit pas à elle seule pour attendre le parfait éveil (abhisaṃbodhi). Il faut encore employer cette méthode pour cultiver la sagesse, c'est-à-dire analyser discursivement l'absence de nature propre dans les pensées et dans les apparences. C'est vipaśyanā, la "vision profonde".Dans ce cas, on compare la sagesse à une bougie et la méthode à l'absence de vent qui viendrait faire vaciller la flamme. L'immobilité de cette flamme n'est pas un but en soi. Elle permet ensuite de voir, par exemple voir telle fresque plongée dans l'obscurité. Deux éléments sont donc nécessaires, comme les deux ailes qui doivent agir de conserve pour que l'oiseau puisse s'envoler. Mais ici, l'auteur à l'air de dire que la "fine fleur de la sagesse", "connaissance non duelle", est la seule méthode qui vaille. C'est bien le message central des textes de la mahāmudrā : la sagesse non duelle est elle-même la méthode, et cette méthode est la meilleure sagesse. Il n'y a donc pas à combiner deux facteurs. Voilà pourquoi cette pratique (krama) est non duelle. Cette idée révolutionnaire se retrouvera ensuite dans le rdzog chen. Il n'est pas nécessaire de calmer l'esprit pour ensuite voir le réel. L'état naturel de la conscience est déjà, en lui-même, vision du réel.
[10] Autre jeu de mots possible : "c'est ce qu'il y a de plus évident" (maha-a-guhya). Abhinavagupta fait cette double interprétation à propos d'une stance d'un tantra śivaïte. Je pense aussi à cette stance célèbre de la tradition Shangpa (?), "Si proche que vous ne pouvez le voir, si prodond que vous ne pouvez le sonder, si simple que vous ne pouvez le croire..." (la fin m'échappe).
[11] Qui se produit elle-même par elle-même, qui n'est pas le fruit d'une cause, même si, plus haut, l'auteur a affirmé, métaphoriquement, que cette connaissance naît de la sagesse sans concept. Mais vu que cette connaissance est elle-même sans concept, c'est juste une manière de dire que la sagesse analytique ne vaut pas grand chose tant qu'elle ne débouche pas sur la sagesse immédiate, sans pensée.
[12] Svayaṃbhū. Expression théiste, qui dès le bouddhisme indien qualifie Brahmā.
[13] Bhāvarūpa : un phénomène, un étant, une chose, un donné, une réalité positive.
[14] Glose de vajra.
[15] L'auteur veut simplement dire que l'inconcevable... est inconcevable. Cette connaissance n'est pas dis-cursive (vikalpa), di-chotomique : elle ne naît pas d'une exclusion (apoha), elle embrasse et imprègne (vyāpī) tout comme l'espace. On pourrait aussi dire qu'elle n'est ni une expérience (puisqu'aucun objet n'est appréhendé par elle) ni autre chose qu'une expérience (puisque c'est une connaissance). Autrement dit, c'est une conscience sans objet, non réifiante, sans saisie, sans croyance. J'aimerais qu'on m'explique la différence entre cette conscience non duelle et la conscience non objective dont parlent les divers nondualismes non bouddhiques...
[16] Aussi : le sens, le but, la valeur, la fin ultime.
[17] Expression typique du bouddhisme le plus ancien : l'identité des personnes ou des choses n'est ni une substance permanente, ni une entité qui disparaîtrait - à la faveur d'une destruction ou de la mort - irrévocablement. Une métaphore claire de cette conception fluide de l'identité est celle de la flamme transmise d'une bougie à une autre : est-ce la même flamme, ou une flamme différente ?
[18] Upalambha : une acquisition empirique.
[19] Il me semble que, en excluant ces deux derniers termes, l'auteur veut dire que l'état naturel n'est ni le résultat d'une observation empirique, ni le résultat d'une abstraction (la vacuité). Il n'est connu ni par les cinq sens, ni par l'organe mental.
[20] Tib. : ye nas shes pas "connaissance/conscience originelle". Synonyme de bodha, samvid. A noter que bodha est rendu tantôt par "éveil", tantôt par "conscience". C'est l'acte de comprendre consciemment, de s'éveiller à une vérité.
[21] Comme chose et non chose, être et non être, éternel et interrompu, etc.
[22] De même que l'arc-en-ciel disparaît (comme arc-en-ciel) si on l'examine de plus près. C'est le but de la vision/ inspection profonde (vipaśyanā).
[23] Autre lecture : "qui n'est qu'une construction imaginaire", kalpanā-kalpa-yogena.
[24] Sukha-varjita : "qui est sans bien être", ou "qui n'est pas bien centré", qui est dans les artifices. Conne avec sahaja, à la fois "inné" et "facile, aisé, naturel". Peut-être aussi une allusion au yoga sexuel.
[25] Vikalpa : traduit ici par concept. Mais le sens de ce terme est plus large. Désigne l'activité consctructrive de concepts, de traits généraux ou d'images par exclusion (apoha) d'un opposé (pratiyogī). Cette connaissance projette donc une dualité (dvaya-kṣepī), elle forge des couples de contraires, d'opposés inconciliables (dvandva), comme la dualité et la non dualité, la vache et la non vache, etc. La coscience nirvikalpa "sans concept" est sans artifice, spontanée, naturelle, ordinaire - mais aussi extraordinaire (adbhūta) ! - sans activité constructice, sans intentions, ni résolutions. Notons bien que vikalpa englobe à la fois l'abstraction et l'imagination. Les vikalpa, ce sont donc les idées générales, les concepts, mais aussi les images et les émotions. Le danger de traduire vikalpa par "concept" est que cela laisse croire que seuls les concepts abstraits sont les causes de la souffrance, et que le sentiment, le ressenti, "l'intelligence du cœur", l'émotion, seraient la voie royale vers l'Eveil. Mais cela n'est pas si simple : les "intuitions" sont souvent des constructions mentales factices, mais devenues si habituelles qu'on les prend pour des éclairs, des révélations de l'état naturel. Or, l'expérience désavoue régulièrement le caractère naturel de ces illuminations. En paraphrasant Spinoza, on pourrait dire que "l'intuition n'est le plus souvent que l'ignorance des vraies causes qui nous déterminent".
[26] L'imagination, l'activité mentale constructrice de couples de contraires. A la fois abstraite (concept) et concret (image). Difficile de trouver un terme qui désigne ces deux aspects.
[27] La non production de pensées, de concepts, de souvenirs. En fait, il ne s'agit pas de les stopper (ce qui serait contreproductif), mais de ne pas penser à ces pensées, de ne pas y croire, de ne pas les saisir. Alors le mental (citta) devient non mental (acitta). C'est le yoga de la non demeure, ou du nomadisme de l'instant (asthāna-yoga), thème central du Vajracchedikāsūtra, puis des textes sur la mahāmudrā.
[28] Glose pour traduire deux composés : vāsya-vāsaka-varjitam vāsanā-rahitam. Vāsanā est le "parfum" laissé par les actes dualistes, c'est donc la mémoire mécanique en tant qu'elle suscite une attente, un espoir ou une crainte de l'avenir. Bref, c'est un terme très riche.
[29] De toute alternative, de tout dilemme déchirant.
[30] Jeu de mots qui reprend des termes négatifs - vāsanā et bandhana - mais dans un sens positif, celui de la "prison non duelle".
[31] "N'est pas coupé".
[32] Ou : "que sont les imaginations", les constructions mentales.
[33] samādhi.
[34] Saṃkalpa, contrepartie de vikalpa. Traductions possible : résolution/ doute; synthèse/ analyse ; abstraction/ conception.
[35] Non construit, naturel, spontanément apparent.
[36] "le psychique", "le relatif à soi-même" (adhyātmika).
[37] Ou bien "on ne médite pas un état", une expérience, un phénomène, un sentiment particulier.
[38] "de tous les doutes".
[39] khasamam.
[40] Kalpanā.
[41] pada : aussi "marche", et donc méthode. Peut-être un écho de krama, la démarche, la méthode.
[42] Krama, la méthode.
[43] eka-lolī : à la fois immuable et en balancement.
[44] bedha : différenciation, mais aussi révélation d'un secret.
[45] "Liens inertes" : dépourvus de conscience, incapables de faire connaître le réel, dépourvus d'efficience. Car l'imagination ne fait pas connaître la réalité. Elle forge des constructions imaginaires dépourvues de toute efficience, comme "le fils d'une femme stérile". En plus, ce sont des liens, même s'ils sont vertueux, tout comme une chaîne d'or lie autant qu'une chaîne de fer.
[46] duṣ-kalpa-kalpanā : "imagination qui est mauvaise construction".
[47] Vyavasthitāḥ : elles l'expriment, le manifestent, le prouvent.
[48] Cintā : la pensée utilitaire, soucieuse d'efficacité, tendue vers un résultat. La pensée désirante, mue par le manque.
[49] "neutre" : madhyamā, médiocre, qui laisse indifférent; aussi "commune", "partagée". Peut-être une allusion à un certain Madhyamaka.
[50] Niṣprapañca : sans verbiage, sans baratin, sans mensonges, sans boniment. Prapañca désigne aussi la prolifération des plantes, lianes, racines et autres végétaux.
[51] Litt. "balayette", "millet", autre nom de la ville de Mangalore au Karṇātaka, nom du Bouddha dans l'une de ses vies antérieures. Désigne ici un mahāsiddha.