Contrôle européen limité sur un licenciement motivé essentiellement par une absence liée à l’exercice du droit de grève
par Nicolas Hervieu
Une salariée d’une entreprise municipale de chauffage à Rivne (nord-ouest de l’Ukraine) a été licenciée pour “manquement systématique à ses obligations professionnelles“ (« systematic breach of her duties of employment » - § 16). Ce licenciement est toutefois intervenu dans un contexte particulier. L’intéressée et certains de ses collègues protestaient contre le non-paiement des salaires par l’entreprise municipale qui existait précédemment (« Rivneteplokomunenergo ») et qui, après sa liquidation, a été remplacée par leur actuel employeur (« Komunenergiya »). Ces salariés ont donc décidé de fonder un nouveau syndicat, de notifier leur retrait de celui présent au sein de l’entreprise, et de se mettre en grève. Le maire de Rivne en a été informé par un préavis écrit (« written notice ») et quelques jours plus tard, un piquet de grève a été formé pendant trois heures par environ soixante-dix salariés. Par ailleurs, après l’annonce de cette grève mais avant sa tenue effective, une inspection a été menée et a révélé des manquements aux consignes de sécurité au poste de travail de l’intéressée (§ 11). A ces éléments s’est donc ajoutée l’absence de deux heures au poste de travail – injustifiée selon l’employeur mais motivée par la participation à la grève selon la salariée. Ceci a conduit à la procédure de licenciement, validée par les juridictions ukrainiennes.
Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme se trouvait saisie d’une allégation de violation de l’article 11 (liberté de réunion et d’association), car la requérante estimait que son licenciement était la conséquence de son engagement dans la création d’un nouveau syndicat ainsi que de sa participation à la grève (§ 31). Le premier grief est rapidement écarté, faute pour la requérante d’avoir apporté la preuve de ce qu’elle a bien “été empêchée par son ancien employeur de former ou de participer à un syndicat“ (§ 37). Le second grief retient plus longuement la Cour même si, pour autant, l’Ukraine ne sera pas non plus condamnée à ce titre. Certes, les juges européens rejettent l’argumentation gouvernementale selon laquelle la grève trouvait sa source dans le comportement de l’ancienne entreprise municipale et soulignent au contraire que “la grève était dirigée contre les responsables de“ l’actuelle entreprise (§ 38). Certes, également et surtout, elle reconnaît que “la participation de la requérante à la grève relève de l’exercice du droit de réunion pacifique et, en conséquence, entre dans le champ d’application de l’article 11“ (§ 39 – V. récemment Cour EDH, 1e Sect. 21 octobre 2010, Alekseyev c. Russie, Req. n° 4916/07, 25924/08 et 14599/09 – ADL du 22 octobre 2010. Voir catégorie CPDH “liberté de manifestation“). A cet égard, la Cour tranche un point intéressant. Elle indique que, même si la requérante n’a pas été sanctionnée “de jure“ et explicitement pour l’exercice de ce droit, dès lors que “la grève était dirigée contre les responsables [de l’entreprise] et portait sur des questions liées au travail, distinguer la participation de la requérante à la grève de ses conséquences, à savoir son absence du travail pendant deux heures, serait trop formaliste et contraire aux principes d’une application concrète et effective de la Convention“ (§ 39 : « having regard to the fact that the picket was directed against the management of her then employer and concerned work-related issues, divorcing the applicant’s participation in the picket from its consequences, namely her two-hour absence from work, would be too formalistic and contrary to the principle of practical and effective application of the Convention » – v. Cour EDH, 4e Sect. 2 février 2010, Christian Democratic People’s Party c. Moldova (No. 2), Req. n° 25196/04 – ADL du 3 février 2010). Le licenciement litigieux est donc directement connecté à l’exercice du droit de grève et constitue une ingérence au sein de l’article 11 (§ 39).
Néanmoins, la Cour admet la conventionalité de l’ingérence litigieuse et, pour ce faire, fonde l’essentiel de son raisonnement sur la prévisibilité de cette ingérence au regard de la loi ukrainienne. Il est ainsi relevé que cette législation “reconnaît le droit à la grève, l’un des moyens possible de résoudre les conflits de travail et qui implique une cessation temporaire du travail, et établit [à ce sujet] une procédure dans le cadre de laquelle ce droit peut être exercé“ (§ 43 – « Ukrainian law provides for the right to strike, one of the means available to resolve labour disputes and which entails temporary cessation of work, and establishes the procedure in accordance with which this right is to be exercised »). Mais en l’espèce, les juges soulignent que la requérante n’a pas respecté cette procédure (§ 44) car elle n’a pas transmis à son employeur – et en particulier à son supérieur direct – un préavis l’informant de la durée et du moment précis de son absence du fait de sa participation à la grève (§ 46). En conséquence, et à l’unanimité, la Cour juge que la mesure disciplinaire adoptée contre la requérante n’est pas disproportionnée et n’emporte donc pas violation de l’article 11 par l’Ukraine.
Le fait que la juridiction strasbourgeoise mette en exergue la nécessité d’un exercice du droit de grève conformément à la réglementation nationale n’est pas en soi surprenant ni même critiquable. Une telle réglementation a en effet vocation à assurer, en principe, un certain équilibre entre les droits, potentiellement contradictoires dans le cadre d’une grève, des salariés et de l’employeur, voire de tiers au conflit tels que les usagers (v. sur ce dernier point, Cour EDH, 5e Sect. 5 mars 2009, Barraco c. France, Req. no 31684/05 – ADL du 7 mars 2010). Toutefois, que la Cour réduise finalement son analyse à l’examen du respect de la loi nationale pose problème dès lors que, au motif que la requérante n’avait pas soulevé ce point, elle ne réalise pas, dans le même temps, un contrôle “de conformité de la procédure [nationale au regard] des exigences de l’article 11“ (§ 44). Surtout, hormis une référence purement formelle et finale au caractère “non disproportionné“ de l’ingérence, ce refus d’examen de la conventionalité de la règlementation nationale n’est absolument pas compensée par un contrôle rigoureux de proportionnalité de la mesure litigieuse. Ici, les juges européens ne vérifient pas véritablement si une absence de deux heures constituait bien une faute d’une gravité telle qu’elle pouvait justifier le licenciement d’une salariée sans antécédents disciplinaires (§ 6) et alors même qu’il est admis que ce comportement était lié à l’exercice d’un droit reconnu et protégé. Pour confirmer la position des juges ukrainiens selon laquelle cette absence aurait causé “de sérieuses perturbations“ sur le lieu de travail, la Cour se borne seulement à évoquer la “nature des responsabilités professionnelles de la requérante“ (§ 46 – « the nature of the applicant’s work responsibilities »), ce qui convainc difficilement s’agissant d’une entreprise municipal de chauffage. Cet arrêt démontre donc que si le droit de grève est en voie de reconnaissance à Strasbourg (v. les importants et récents signaux positifs en ce sens : Cour EDH, 3e Sect. 21 avril 2009, Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie, Req. n° 68959/01 – ADL 23 avril 2009 ; Cour EDH, G.C. 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, Req. n° 34503/97 – ADL du 14 novembre 2008. Catégorie CPDH “droit de grève”), il ne bénéficie pas encore du volontarisme et de la fermeté que la Cour européenne des droits de l’homme manifeste habituellement lorsqu’est en cause d’autres droits conventionnels.
La nouvelle station électrique de Rivne (Ukraine). En l’espèce la requérante a été licenciée alors qu’elle était en grève en raison du non paiement des salaires par l’entreprise municipale qui existait précédemment (« Rivneteplokomunenergo ») et qui, après sa liquidation, a été remplacée par leur actuel employeur (« Komunenergiya »). Dans une décision peu protectrice du droit de grève, la Cour de Strasbourg ne condamne pas l’Ukraine dans la mesure où l’entreprise lui reprochait aussi une absence non justifiée de deux heures à son poste de travail et un manquement aux consignes de sécurité.Trofimchuk c. Ukraine (Cour EDH, 5e Sect. 28 octobre 2010, Req. n° 4241/03) – En anglais
Actualités droits-libertés du 29 octobre 2010 par Nicolas HERVIEU
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