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Jour De Cimetière

Publié le 01 novembre 2010 par Sagephilippe @philippesage

Madranges.jpgC’est un regard. Celui de ma mère. Et ce rire, que je ravale.
Sec.
Peut-être, aussi, a-t-elle dit, maman, quelque chose. Je ne sais plus.
C’est loin tout ça, tu sais ...
....
Le sais-tu, au moins ?
Je ne me souviens que du silence, gêné, qui suivit. Et de tous les autres regards, étonnés, réprobateurs ou désolés.
En fait, je ne comprends pas pourquoi ; non vraiment, je ne comprends toujours pas pourquoi, nous étions à ce point éloignés l’un de l’autre ; ma mère et moi. Surtout ce jour-là.
Les grands avec les grands, les petits avec les petits. Mais moi, je n’étais ni grand, ni petit.
J’avais dix-sept ans.
Nous aurions dû, je pense, être assis à la même table, unis : maman, ma sœur et moi.
- Pourquoi riais-tu ?
- Je ne sais pas.
- Allons, tu dois bien savoir ..
- Je te dis que non.
- Quand même, il s’agissait d’un enterrement. Celui de ton père.
Elle dit n’importe quoi ... Enfin ! ... Mon père, il n’est pas mort, bordel à chien ! ... Je le sens encore vivre en moi ... Je le sens vivre, là, pauvre diable !
Alors je lui réponds.
- Non. C’était un repas.
- Qui suivait l’enterrement !
- Exactement. Qui suivait l’enterrement.
- L’enterrement de ton père !
- Oui, l’enterrement de mon père.
- Et tu riais !
- Non. Pas à l’enterrement. Seulement après.
- Tu joues sur les mots, là !
Moi ! … Jouer sur le mots ? ..
Peut-être.
Oui.
Et alors ?
On n’aurait pas le droit ?
Ne serait-ce que pour ..
… Atténuer.
La douleur.
- Non, lui dis-je (de mauvaise foi). Il y a eu l’enterrement. Ensuite le repas. Je n’ai pas ri à l’enterrement. Seulement après. Dans ce restaurant, étrange, de Corrèze. Ce n’est pas pareil ... Plus pareil ... Tout était fini. Tu comprends ? C’était fini. Terminé. Cette fois, il n’était plus là.
- Alors tu pouvais rire ?
- Non. Ce n’est pas ça.
- Alors c’est quoi ?
- J’aurais voulu rentrer. Faire des kilos de mètres, comme ça. Sans bruit. Sans aucun mot. Le nez collé à la vitre arrière. Une vitre pleine de buées. Rentrer, puis me coucher. Seul. J’aurais fermé la porte de ma chambre. Voilà. C'est tout ...
Je crois me souvenir. Ça me revient, maintenant. Un peu.
Le restaurant nous l’avions gagné à pied.
Mine de rien, ça faisait une sacrée trotte, depuis le cimetière.
Les grands devant, les petits derrière.
Et moi, qui ne trouvais pas ma place dans ce cortège, ce triste défilé.
On n’entendait que le bruit des chaussures sur le bitume ; aussi quelques murmures.
Il faisait ni beau, ni gris.
Il ne faisait plus rien.
Je ne sais même plus comment j’étais attifé. Je ne crois pas que ma mère était en noir. Pas tout à fait. Pas complètement.
Une fois dans le restaurant, péniblement, nous nous sommes installés, dans des crissements de chaises. C’était long.
Et puis, quelqu’un, je ne sais qui, a demandé s’il y en avait qui voulait prendre un verre ; l’apéro.
Il y en avait, oui.
Une dame, plutôt entre deux âges, dans une blouse, leur a apportés des Pastis, des Martini, du Porto, du Guignolet et de la Suze.
Alors, ils ont levé leurs verres, doucement, et l’un deux a dit :
« Santé ! »
- Et c’est là, que tu as ri ?
- Oui. J’ai même ajouté quelque chose, je ne sais plus quoi, une plaisanterie. Et je riais de plus belle.
- Qu’est-ce qui te faisait tant rire ?
- Ce mot-là ; celui qu’il avait prononcé ..
- Santé ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Parce qu’il était mort. D’un cancer généralisé. Mon père.
Je pensais que le rire, l’humour, tout ça, et surtout tout ce qui touche de près, de trop loin, à la mort, ça pouvait aider.
Ou soulager.
Atténuer.
La douleur.
Y compris celle des autres. Ceux qu'on aime ...
Je me trompais.
Mais je crois, à vrai dire, que je le savais.
Je l’ai toujours su.
« L’humour ne sauve pas ; l’humour ne sert en définitive à peu près à rien. On peut envisager les évènements de la vie avec humour pendant des années, dans certains cas on peut adopter une attitude humoristique pratiquement jusqu’à la fin ; mais en définitive la vie vous brise le cœur. Quelles que soient les qualités de courage, de sang-froid et d’humour qu’on a pu développer tout au long de sa vie, on finit toujours par avoir le cœur brisé. Alors, on arrête de rire. Au bout du compte il n’y a plus que la solitude, le froid et le silence. Au bout du compte, il n’y a plus que la mort. »
[Michel Houellebecq - Les Particules Élémentaires – 1999]
NB : Texte original en date du 1er novembre 2009 - Redux 2010 - Avec tout mon amour ...


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