Les présentations furent assez froides, comme on l’imagine. On demanda à la mère si elle s’était bien rendue dans une banque à Florac, ce qu’elle confirma. On lui demanda ensuite pourquoi elle avait quitté cet établissement sans attendre qu’on lui remît la somme d’argent qu’elle avait réclamée. Elle répondit qu’elle était lassée d’attendre depuis une éternité cet argent qui ne venait pas, qu’elle avait d’autres choses à faire et notamment qu’il lui fallait s’occuper de ses enfants, car en tant que mère il était hors de question qu’elle les laissât seuls trop longtemps. Elle ajouta qu’elle ne voyait pas en quoi le fait d’avoir manqué de patience à la banque nécessitait le déplacement des forces de l’ordre. Les deux gendarmes se regardèrent. Le plus gradé répondit qu’en effet il n’y avait rien là de répréhensible, que le problème était ailleurs. Il se fit un silence pesant. Tout le monde s’observait en coin mais la plus curieuse de toutes c’était assurément la tenancière du camping, qui n’en finissait plus de dévisager la mère. C’était tellement visible que le gendarme lui demanda poliment mais fermement de les laisser. Elle obtempéra sans rien dire, mais se retourna encore une fois. Sur son visage, on pouvait lire de la stupéfaction et même de la peur. Manifestement, elle croyait être en présence d’une criminelle chevronnée, ce qu’elle n’avait sans doute jamais vu dans son camping. Mais dans son regard, il y avait quelque chose d’autre encore, quelque chose d’indéfinissable mais qui s’apparentait à de la méchanceté. C’était comme si elle avait été contente qu’il arrivât malheur à quelqu’un et plus particulièrement à cette mère de famille qu’on croyait au-dessus de tout soupçon. C’était bien là la nature humaine… Hier on vous fait des sourires et aujourd’hui on se réjouit de vos malheurs.
Quand elle fut partie, le gendarme reprit la parole. Il n’allait pas y aller par quatre chemins. Tout le monde ici savait bien de quoi il retournait. Il y avait enlèvement d’enfants. La mère tenta de nuancer. Enlèvement d’enfants, c’était vite dit. Depuis quand une mère n’avait-elle plus le droit de se promener avec ses propres enfants ? Mais non, on la remit vite à sa place. Non seulement elle avait fui le domicile conjugal et emporté les enfants sans l’accord de quiconque, mais en plus elle avait délibérément refusé de se présenter dans un commissariat alors qu’elle y avait été convoquée. Si on pouvait encore avoir des doutes quant à ses réelles intentions, le fait de ne pas se rendre à cette convocation (à La Courtine -Creuse) prouvait à suffisance qu’elle n’avait aucune envie de regagner le domicile conjugal. Quant à l’affaire de cette après-midi à Florac, on pourrait, à la rigueur, la passer sous silence, et faire semblant de croire que son départ de la banque n’était pas lié à l’arrivée des gendarmes. Pour le reste, il y avait suffisamment de motifs d’inculpation pour ne pas perdre son temps à discuter ici. On la conviait donc à venir au commissariat pour y signer le procès verbal et pour y être mise en garde à vue. Les enfants, bien entendu, l’accompagneraient et les supérieurs aviseraient de ce qu’il adviendrait d’eux.
Il fallut donc bien obtempérer. On arrêta la cuisson des pommes de terre, on ferma bien la bonbonne du Campingaz, on abaissa les tirettes des deux tentes et on suivit les gendarmes jusqu’à l’entrée du camping, sous le regard suspicieux des derniers vacanciers. Dans sa loge, la tenancière ne perdait pas un détail de la scène. Deux autres gendarmes attendaient à l’entrée du camp. En tout cela faisait quatre policiers en armes pour arrêter une femme et deux enfants ! Manifestement, on craignait une tentative de fuite et on ne voulait prendre aucun risque. Mais il apparut immédiatement qu’on ne disposait pas de suffisamment de place pour embarquer tout le monde dans la voiture de service. On invita donc la mère à prendre sa propre voiture. Pour ne pas traumatiser les enfants, aucun gendarme ne monterait à bord, mais ils suivraient la Peugeot de près avec leur propre véhicule. Elle n’avait qu’à descendre jusqu’à Florac et se garer devant le commissariat. C’était facile. Au carrefour à l’entrée de la ville, elle prendrait la direction du centre et, parla départementale 907, elle se retrouverait directement dans l’avenue Jean Monestier, où elle s’arrêterait devant le numéro 96.
Aussitôt dit, aussitôt fait. On franchit le petit pont et voilà tout le monde sur la route qui serpente le long de la Mimente. L’enfant se retourne. Le camping, déjà, a disparu, mais à l’horizon il peut encore apercevoir les montagnes où ils se sont promenés hier au soir, là où les Canadairs étaient parvenus à éteindre l’incendie. Il les regarde avec nostalgie car au fond de lui-même il sait qu’il ne les reverra jamais. Juste derrière la voiture, roule celle des gendarmes, le gyrophare bleu allumé. Ceux-ci discutent entre eux et doivent se raconter des blagues car à tout instant il les voit qui éclatent de rire. Il ne comprend pas cette attitude décontractée, tellement différente de celle, si sérieuse, qu’ils viennent de prendre avec eux. Il leur en veut un peu, non pas de les avoir arrêtés, car finalement ils ne font que leur métier, mais de pouvoir plaisanter ainsi, sans se rendre compte du drame qui est en train de se jouer sous leurs yeux et dont ils sont quand même un des acteurs principaux. C’est comme s’ils étaient indifférents au sort de leurs victimes. Il devait toujours en être comme cela, d’ailleurs. Ils interpellent des gens et les envoient en prison sans aucun état d’âme. Cette indifférence aux conséquences de leurs actes avait de quoi effrayer et n’augurait rien de bon pour l’avenir.
Si le soleil éclairait encore le sommet des montagnes, il n’en allait pas de même ici, dans le fond de la vallée de la Mimente. L’ombre avait déjà tout envahi dans ces gorges et cela donnait au paysage, pourtant sublime, un côté un peu inquiétant. Il faut dire que l’ambiance n’était pas à la joie. Tout le monde se taisait. A vrai dire, l’atmosphère était même franchement lugubre. A un moment donné, la mère voulut dire quelque chose, mais elle ne poursuivit pas. Sans doute n’y avait-il plus rien à dire. Chacun restait perdu dans ses pensées quand soudain la voiture freina en catastrophe. A la sortie d’un virage, ils venaient de se retrouver presque nez à nez avec un gros camion qui manœuvrait. C’était un grumier qui sortait d’un chemin de traverse, lourdement chargé d’énormes troncs d’arbres. Il tentait de quitter ce petit chemin, situé à droite de la route, pour prendre vers la gauche, en direction de Saint Julien d’Arpaon. Evidemment, vu la longueur du camion, il lui était impossible de passer en une fois et le chauffeur devait avancer puis reculer, tout en braquant et contre-braquant sans arrêt. Du coup, la route était complètement bloquée et il fallait attendre. Derrière, deux des gendarmes descendirent et ils aidèrent le chauffeur dans ses manœuvres, en faisant de grands signes pour indiquer jusqu’où il pouvait reculer. Un troisième gendarme était parti en arrière, pour inviter d’éventuels automobilistes à ralentir et à s’arrêter.
Trois bonnes minutes se passèrent ainsi, peut-être même quatre. Ce sembla une éternité. Et c’est bien pendant ces minutes que leur destin se joua. L’enfant en conservera un souvenir particulièrement vivace, gravé à jamais dans sa mémoire. Il aurait suffi d’attendre que la route fût libre et de continuer tranquillement jusqu’au commissariat. Mais non. C’eût été sans compter sur le caractère aventureux de la mère. Celle-ci avait les yeux rivés sur son rétroviseur. Elle avait remarqué que les portières de la voiture des gendarmes étaient restées ouvertes. Elle ne dit rien mais serra les dents. En face, le camion continuait de manœuvrer. Encore quelques coups de volant et il allait pouvoir passer. La cabine du chauffeur vint presque butter contre la paroi de schiste de la colline, à gauche de la route, puis le gros grumier recula une dernière fois. Quand enfin il s’élança pour partir définitivement sur la chaussée asphaltée, la Peugeot bondit en avant, lui coupant presque la route. L’aile avant droite frôla de quelques centimètres le camion qui avançait, tandis qu’à gauche les roues empiétaient sur le petit talus, projetant de la terre et de l’herbe derrière elles. Ils étaient passés ! De justesse, mais ils étaient passés ! Le camion, lui, avait stoppé et était maintenant en travers de la chaussée, obstruant complètement le passage. On imagine aisément la tête des gendarmes qui étaient restés bloqués.
On fonça. Les enfants savaient déjà que leur mère pouvait conduire très vite, mais ils n’avaient encore rien vu ! Le moteur rugissait, lancé à fond bien qu’on fût en pleine descente et quand un virage surgissait, les pneus crissaient dans un bruit épouvantable tandis que les passagers étaient ballottés dans tous les sens. C’était vraiment impressionnant et on se serait cru dans un film américain. Pauline regarda en arrière, mais personne ne venait. C’était déjà cela. « Il ne faut pas traîner » dit la mère. Ben ça, ils s’en doutaient un peu… C’est sûr qu’une fois la voie libérée, les gendarmes allaient se lancer à leur poursuite et on pouvait bien imaginer qu’ils n’étaient pas très contents.
On arriva à Florac, mais on resta sur la nationale, sans entrer dans le centre ville et sans passer, donc, devant le fameux commissariat où ils étaient attendus. Ensuite, au lieu de poursuivre vers les gorges du Tarn, ils obliquèrent à droite, en direction du Pont-de-Montvert et du mont Lozère. En toute logique, leurs poursuivants ne penseraient pas qu’ils aient pu suivre cette route secondaire, sinueuse et difficile, du moins on pouvait l’espérer. Leur fuite, cependant, était périlleuse. Il fallait rouler vite et pourtant on longeait une rivière, ce qui signifiait que les virages se succédaient sans arrêt et qu’ils étaient tous plus difficiles les uns que les autres. Vers vingt et une heure, ils parvinrent pourtant au Pont-de-Montvert mais il était hors de question de s’y attarder, encore moins de s’y faire remarquer.
La mère consulta la carte Michelin et aussitôt elle obliqua plein nord, en direction des sommets. Ce n’était même plus une route qu’ils empruntaient mais presqu’un sentier. Il était tout de même asphalté mais il était clair que deux tracteurs n’auraient pas pu s’y croiser. On montait sans arrêt et le paysage devenait de plus en plus sauvage. Il était d’une beauté à vous couper le souffle, mais qui pensait à l’admirer ? Personne évidemment. Pourtant ils sentaient tous qu’ils s’enfonçaient dans un lieu quasi-désertique, coupé du monde. A la fin, ils s’engagèrent dans un petit sentier de terre, à travers une végétation de genêts et de broussailles. Ici, personne ne les trouverait, du moins ce soir. Quand ils descendirent de voiture, ils virent le soleil qui se couchait à l’horizon, là-bas à l’ouest. C’est alors qu’ils réalisèrent qu’ils n’avaient rien à manger. Tout était resté au camping, dans les tentes : les légumes frais, le pain, les boîtes de conserve, les bidons de lait et même le pot de chocolat à tartiner. Il allait falloir faire disette. « Bah, ce n’est pas grave » dit l’enfant. « On n’en mourra pas et on achètera tout cela demain. » La mère le regarda. « Je n’ai plus d’argent » murmura-t-elle.