Merci à Hervé Schauer pour l'idée de cet article.
Au cours de l'année 2009 Intel a réalisé 35 milliards de dollars de chiffre d'affaires en vendant, essentiellement, des microprocesseurs et des produits voisins tels que mémoires Flash, cartes mères, contrôleurs d'interface réseau et cartes graphiques. Mais si Intel est le géant de cette industrie, les microprocesseurs les plus répandus à la surface de la terre ne sont pas de sa production : ce sont des processeurs ARM (pour Advanced RISC Machines), dont il s'est vendu en 2009 2,45 milliards d'exemplaires de par le monde (oui, des milliards, ce n'est pas une faute de frappe).
Si les processeurs ARM sont les plus répandus, il convient de noter que la maison ARM ne fabrique ni ne vend aucun microprocesseur, pas un seul, et d'ailleurs en termes de chiffre d'affaires c'est un nain au regard d'Intel : 305 millions de livres sterling en 2009 (c'est une entreprise britannique, basée à Cambridge, dont Apple est actionnaire fondateur). D'où viennent alors ces milliards de processeurs, et où vont-ils ? La seconde question est celle qui appelle la réponse la plus simple : les processeurs ARM sont dans votre Game Boy, votre iPhone, votre iPod, votre iPad, votre appareil photo Canon, votre téléphone Nokia, Samsung, Motorola ou Sony-Ericsson, votre Palm Tungsten, votre Blackberry Pearl, etc. Et sans doute aussi dans votre voiture, votre téléviseur, la box qui vous relie à l'Internet, votre GPS, votre cadre pour photos numériques, etc.
Naguère, l'électronique de ces types d'appareils était assez rudimentaire, mais aujourd'hui les processeurs ARM qui les équipent en font des ordinateurs universels complets, Turing-complets comme disent les informaticiens.
Si ARM ne fabrique pas de processeurs, d'où viennent-ils ? Les 1 700 employés d'ARM conçoivent l'architecture des circuits et en réalisent les plans numériques [1]. ARM vend ces plans à des entreprises, qui éventuellement les intègrent à des ensembles plus vastes, et qui les fabriquent ou les font fabriquer.
Pour prendre un exemple, le processeur de l'iPad, nommé Apple A4, a été conçu à partir d'un cœur ARM Cortex-A8 par une entreprise qui s'appelait P.A. Semi, rachetée par Apple en 2008. La fabrication du processeur est assurée par Samsung. On retrouve des processeurs construits autour du même cœur dans les téléphones Motorola, Samsung, etc.
Pourquoi les processeurs ARM sont-ils si prisés par les constructeurs d'appareils mobiles ? Parce qu'ils sont exceptionnellement efficaces, notamment en termes de consommation électrique : à condition de ne pas dépasser une fréquence de 600 MHz, un processeur à cœur Cortex-A8 se contentera de 300 mW, à comparer aux 50 W d'un processeur Intel d'architecture x86 pour ordinateur de bureau, et aux 95 W d'un processeur à haute performance pour serveur.
D'où les processeurs ARM tiennent-ils leur efficacité ? De leur conception brillante. Ce sont des processeurs RISC (Reduced Instruction Set Computer), alors que les processeurs Intel et AMD qui équipent la plupart de nos ordinateurs sont conformes à l'architecture x86, qui est CISC (Complex instruction set computing). Les architectures RISC, apparues à la toute fin des années 1970, manifestèrent d'emblée une efficacité très supérieure à celle des CISC, grâce à leurs principes de simplicité, de sobriété et de régularité [2]. Mais les PC étaient équipés de processeurs x86 CISC, et le succès tsunamique de l'ordinateur personnel balaya toutes les autres technologies sur son passage, entraînant dans son sillage l'hégémonie x86 sur le marché des processeurs.
Or l'architecture x86 est loin d'être optimale : afin d'assurer la compatibilité avec les anciens modèles, son mode de programmation (son jeu d'instructions) est archaïque et biscornu. Hommage du vice à la vertu, les processeurs x86 modernes, qui tournent à 3 GHz, abritent un cœur RISC à 10 GHz [3] pour bénéficier malgré tout des avancées de la technique, mais la conversion entre l'architecture x86 traditionnelle et celle du cœur RISC se fait au prix d'une complexité considérable, qui diminue les performances et accroît la dissipation thermique.
Pourquoi les ordinateurs que nous utilisons tous les jours ne sont-ils pas équipés de processeurs ARM, puisque cette architecture est si efficace ? Parce qu'il faudrait réécrire une grande partie du logiciel, et affronter Intel, le géant de cette industrie. Mais notons cependant que MacOS X, le système des Macintosh, fonctionne sur iPhone et sur iPad, donc sur ARM, et que Linux fonctionne depuis longtemps sur toutes sortes de processeurs ARM, notamment dans les téléphones équipés d'Android.
Quels sont les industriels qui vendent le plus grand nombre de processeurs ARM ? Outre Apple, déjà mentionné, on trouve Qualcomm, fournisseur de l'industrie des télécommunications [4], Texas Instruments, Freescale (issu de Motorola), Samsung, etc. D'ailleurs, si ces industriels vendent des processeurs, cela signifie en général qu'ils les ont conçus, en ajoutant autour du cœur ARM des dispositifs qui leur sont propres (traitement du signal, du son, de l'image, des télécommunications filaires ou hertziennes...), mais souvent ils ne les fabriquent pas eux-mêmes, et, comme Apple ou Qualcomm, ils les font réaliser par des fonderies de processeurs, qui seront un des prochains sujets traités ici.
[1] Le « plan numérique » d'un circuit électronique est en fait un texte qui en constitue une synthesizable RTL description (RTL pour Register transfer level) ; ce texte est écrit dans un langage (le plus répandu se nomme Verilog) interprété par l'ordinateur qui pilote la machine qui, littéralement, grave le circuit. Le motif de base de cette gravure est une porte logique, dont la taille détermine la génération technologique du circuit. En cette année 2010 les microprocesseurs annoncés (Intel Sandy Bridge, AMD Bulldozer) sont en technologie 32 nm (10-9m) et comportent plusieurs centaines de millions de portes.
[2] Le lecteur désireux d'une comparaison CISC-RISC plus détaillée pourra télécharger (gratuitement) mon livre sur les Systèmes d'exploitation et se reporter au chapitre 9.
[3] François Anceau, communication personnelle.
[4] Et à l'origine du logiciel de courrier électronique Eudora, peut-être associé pour certains lecteurs au souvenir ému de leurs premiers messages électroniques.