Au Québec, les incroyants, les athées, les agnostiques et, maintenant, les brights (1), peuvent remercier Normand Baillargeon de leur permettent de sortir enfin du placard. Le directeur de cette «anthologie de l’incroyance et de la libre pensée» en est à son deuxième ouvrage, après Heureux sans Dieu, publié l’année précédente chez VLB, visant à donner la parole à ceux et celles qui, trop longtemps, furent stigmatisés par leur incroyance, leur agnosticisme ou encore leur athéisme. Comme il l’avait fait pour la pensée anarchiste ainsi que pour Noam Chomsky, Baillargeon se donne à présent pour mission de répandre la Bonne Nouvelle : «affirmer haut et fort qu’on peut être heureux sans Dieu», en faisant découvrir une grande tradition militante anti-religieuse jalonnant l’histoire de la pensée occidentale.
Certains se réjouiront de cette entreprise qui a l’allure d’un évangile annonçant les béatitudes pour les exclus d’hier et d’aujourd’hui. Le moment, en tout cas, paraît synchrone avec l'implantation au Québec du tout nouveau cours d’Éthique et de culture religieuse où l’étude de l’athéisme est exclue du programme. Il est clair que l’intention de l’auteur en publiant ces deux ouvrages vise à rappeler haut et fort l’injustice dont est encore victime ce pan de la pensée humaine.
À vouloir crier trop fort, cependant, on s’étourdi risquant ainsi de passer trop rapidement sur l’examen des thèses et des doctrines, même si tout ce beau monde paraît partager ce qu’il convient d’appeler «l’incroyance». Ce vocable déplaira à certains. En réalité, il existe parmi eux des différences importantes, parfois subtiles. Il en va de l’athéisme comme de l’orientation sexuelle : le kaléidoscope varie à l’extrême.
À cet égard, David Hume, qui revient avec raison sous la plume de Baillargeon, est un cas de figure qui laisse perplexe. Était-il athée, agnostique, croyant ou incroyant? Difficile à dire. Baillargeon, lui, croit que «…Hume… fut possiblement athée» (p. 2). Pourtant, après avoir fait voler en éclats, pièce après pièce, tous les arguments de Cléanthe en faveur de l’existence de Dieu, Hume fait dire à Philon dans les Dialogues sur la religion naturelle: « Être un sceptique philosophe est, chez un homme de lettres, le premier pas et le pas le plus essentiel vers l’état de vrai croyant et de vrai chrétien. » Dan Dennett, dans Darwin est-il dangereux?, pense, pour sa part, que Hume était assurément agnostique et que s'il avait connu la théorie de l’évolution de Darwin, il aurait sûrement abandonné l’agnosticisme et épousé l’athéisme. En fait, sur ce point on n’en sait rien et on ne peut rien en dire. La thèse inverse est toute aussi plausible car Hume n’était pas un sceptique du dimanche qui se contentait d’être sceptique pour le simple plaisir de la chose.
La remarque précédente pointe le défaut principal du recueil : il est nettement orienté et militant, donc, partial et biaisé. Cela est obvie rétorquera-t-on puisqu’il s’agit d’une défense de l’incroyance, de l’athéisme et de la libre-pensée. Attention, toutefois : même si l’ouvrage adopte un parti-pris déclaré, on aurait souhaité une étude neutre, moins orienté, objective. À preuve, les termes mêmes par lesquels les militants se désignant eux-mêmes sont multiples, couvrant diverses réalités. Ils sont des «athées», des «incroyants», des «agnostiques», des «humanistes», des «laïques», des «séculiers», des «sceptiques», des «naturalistes», des «libres-penseurs», etc. Une flopée de noms désignant autant de concepts, ou un seul concept dénoté par divers noms? Sur ce point capital, aucune réponse n'est donnée. Peut-être le mieux serait de parler de «ressemblances de famille» comme chez Wittgenstein. Déjà là, la forêt paraîtrait moins dense.
Les Romains qualifiaient les premiers chrétiens d’«athées» puisque ces derniers n’adhéraient à leur polythéisme; bien entendu, les seconds retournaient l’accusation en qualifiant à leur tour les Romains d’«athées». Il est clair que pour un chrétien de l’époque, un incroyant d’aujourd’hui serait quelque chose d’inconcevable, un «sous-homme» quoi! Nous, nous vivons dans le monde dit «moderne» - ou «postmoderne», selon certains -, de sorte que le débat qui est le nôtre entre le théisme et l’athéisme est par nature moderne. Comme l’écrit Robert B. Stewart, dans une remarquable introduction à The Future of Atheism :
It was not until René Descartes in the seventeenth century that rational arguments for God’s existence became the basis by which one would try to prove to skeptics that God certainly exist. The upshot, whether or not Descartes himself held to such a view, was that Western intellectuals began to think that religious conviction is based primarily upon rational beliefs. (2)
L’«athéisme», «l’incroyance» ou la «libre-pensée», peu importe le vocable employé, a donc une histoire; il n’a rien d’une doctrine monolithique qui surplomberait le temps et les époques. Malheureusement, l’anthologie de Baillargeon n’en fait pas sa tasse de thé. Il est commode pour le militant athée de se représenter l'athéisme comme une doctrine unique, intemporelle, respectable sous l’apanage d’une longue tradition de «foi», celle de la «non-foi». Il ne faut en effet jamais perdre de vue que l’un des objectif visé par la présente publication est le combat que mènent l’athéisme et le laïcisme au Québec contre, entre autres choses, le cours d’Éthique et de culture religieuse.
Autre irritant : l’utilisation tendancieuse que fait Baillargeon dans l’introduction de l’étude de Phil Zuckerman (voir p. 9 et suiv.). Baillargeon soutient en effet que l’étude de Zuckerman (3) montre «que l’athéisme et l’incroyance sont en progression dans nombre de pays…» En fait, Zuckerman écrit ceci:
Is worldwide atheism growing or declining? This is a difficult question to answer simply. On the one hand, there are more atheists in the world today than before. On the other hand, worldwide atheism overall may be in decline, due to demographic fact that highly religious nations have the highest birth rates in the world, and highly irreligious nations have lowest birth rates in the world. As Norris and Inglehart observe, «the world as a whole now has more people with traditional religious views than ever before – and they constitute a growing proportion of the world’s population. Thus, the picture is complicated, making predictions of the future growth or decline of atheism difficult.(p. 59)
La difficulté à laquelle est confrontée Zuckerman provient précisément de la définition donnée à «athéisme». Certains, par exemple, n’osant pas causer d’esclandre chez leurs proches, n’osent pas s’affubler tel; ils préféreront se taire et rester anonyme, ou se proclamer libre-penseur, ou encore non-religieux, ce qui est moins percutant qu’athée. Par ailleurs, l’étude de Zuckerman présuppose que la croyance religieuse est déjà préfigurée par le milieu familial et social où l’on naît et vit. C’est là une conception sociologique discutable de l’adhésion à une croyance religieuse qu’endosse implicitement Zuckerman et, par suite, Baillargeon.
Certes, dans les pays industrialisés et riches, le nombre d’«athées» est plus grand que dans les pays du tiers-monde. Toutefois, le taux de suicide y est plus élevé chez les premiers. On pourrait demander : est-on vraiment heureux en étant athée?, si l’on veut jouer sur les statistiques comme Baillargeon y invite. On ne saurait par ailleurs inférer que la richesse et la vie de confort dans les pays riches aient pour cause l’athéisme. Enfin, souligne Zuckerman, «societal health seems to cause widespread atheism, and societal insecurity seems to cause widespread belief in God.» (ibid.) Cet énoncé tendrait à confirmer l’Évangile qui ne cesse de répéter que la richesse constitue un obstacle à la foi: Parlez-en aux Haïtiens… «En vérité, je vous le dis, il sera difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux. Oui, je vous le répète, il est plus difficile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux.» (Matthieu, 19 23-26). En fait, on ne saurait admettre le rôle causal social dans un sens comme dans l’autre sous peine de commettre le sophisme connu sous le nom latin de post hoc ergo propter hoc («après la chose, donc à cause de la chose»). En fait, bon nombre de riches comme des pauvres croient ou ne croient pas en Dieu, et ce indépendamment de leur niveau social.
L’approche militante et, donc, biaisée, porte donc ombrage à l’ouvrage. Je ne le recommanderai pas à mes amis athées.
Je voudrais relever pour terminer un autre aspect dérangeant de l’ouvrage, dont le titre aurait pu être : LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN. EN BAS, IL N’Y A QUE LES BRIGHTS. J’éprouve une violente aversion à propos de l’expression «bright» estampée par Dawkins. J’éprouve également pour cet auteur une aversion tout aussi innommable. Ce professeur britannique de biologie, qui se mêle de philosophie et qui ne le devrait pas, est un véritable pyromane. Tout ce qu’il écrit attise la hargne plutôt que la concorde. Dans l’expression «bright» - brillant, intelligent - il y a une telle condescendance, un tel mépris pour les croyants, que même ceux qui ne partagent pas les vues radicales de Dawkins, la rejettent.
En guise d’exergue à Heureux sans Dieu, Baillargeon avec Daniel Baril cite un passage de Pour en finir avec Dieu, où Dawkins écrit :
Il est réaliste, courageux et merveilleux de vouloir être athée. (…) L’athéisme est presque toujours la marque d’une saine indépendance d’esprit et, à vrai dire, d’un esprit sain. (4)
Cette déclaration est pour le moins ambiguë. D’une part, il n’y a pas de mal à dire à quelqu’un qui s’affiche athée que c’est là un geste courageux et digne. C’est, d’autre part, une toute autre affaire de déclarer que l’athéisme est la marque d’un esprit sain, car cela implique alors que l’on n’a que du mépris pour ceux et celles qui ne sont pas athées.
Dawkins n’y va jamais de main morte dans ses déclarations incendiaires. Ainsi, celle qu’il faisait dans le New York Times (du 9 avril 1989, section 7, p. 34.) : «Lorsque vous rencontrez quelqu’un qui ne croit pas en l’évolution, vous ne courez aucun danger en soutenant que cette personne est ignorante, stupide ou dérangée (ou malveillante, mais je ne veux pas m’engager dans ces considérations)». Dan Dennett non plus n’est pas tendre pour ceux et celles qui doutent de la théorie de l’évolution de Darwin : «Pour le dire carrément, mais sans risque de se tromper, quiconque aujourd’hui doute que la variété de la vie sur cette planète est le produit du processus de l’évolution est tout simplement ignorant – et n’a pas d’excuse, dans un monde où trois personnes sur quatre ont appris à lire et à écrire.» (5)
Dawkins est le chef de file du mouvement du «Nouvel Athéisme» (New Atheism). Le Nouvel Athéisme est particulièrement virulent. Il qualifie la croyance religieuse non seulement de fausse ou erronée, mais de dangereuse. C’est ce côté agressant et militant qui répugne et qui sape toute tentative de dialogue fructueux entre croyants et incroyants.
Les études répondant aux critiques acerbes de Dawkins ne se comptent plus. Dans un autre billet, j’ai fait le compte rendu de l’un de ces ouvrages, celui d’Edward Feser, The Last Superstition, (http://enquetedesensjl.blogspot.com/2010/01/la-nouvelle-querelle-des-anciens-et-des.html) qui me semble être la plus virulente de ces contre-attaques. Feser entend déboulonner la vision séculière du monde qui est apparue à l’époque moderne en montrant que ce que propose le «naturalisme» en science et en philosophie rend caduc l’exercice de la raison et de la morale, de sorte que ce n’est plus la religion (chrétienne) qu’il faut désormais taxer d’irrationalisme et d’immoralisme, mais bien la vision séculière du monde. Et comme toute religion est confrontée à la superstition, « la dernière superstition », qui serait la mère de toutes les autres, est précisément cette vision séculière qu’est le naturalisme.
Je fais mienne l’analyse de Feser, de sorte que, au fond, toutes les formes d’incroyance sont réductibles au naturalisme. Or, c’est ici que qu’on ouvre une boîte de Pandore et que les problèmes commencent. Qu’est-ce qu’en effet que le naturalisme? Il y a là un sérieux problème pour l’athéisme puisqu’il n’existe pas de définition du naturalisme qui fasse consensus. Le Petit Robert nous dit que le naturalisme en philosophie constitue la «doctrine selon laquelle rien n'existe en dehors de la nature, qui exclut le surnaturel.» Bravo… Que doit-on comprendre par cette définition? Prenons la culture : la chanson, l’écriture, les traditions, les mœurs, etc. Qu’en dirait un adepte du naturalisme? La culture fait-elle ou non partie de la nature ou a-t-elle seulement un statut surnaturel? Qu’est-ce qui est surnaturel, et qu’est-ce qui ne l’est pas? L’esprit humain, par exemple, est-il surnaturel?
Peut-être que la définition suivante du naturalisme, tirée d’un gros volume abordant la philosophie de la science , sera d’un plus grand secours : «Le naturalisme c’est la doctrine qui veut que tous les phénomènes sont régis par des lois naturelles, et / ou que les méthodes des sciences de la nature s’appliquent dans tout domaine de recherche.» (6)
Considérons donc le «phénomène» suivant : quelqu’un ment. D’après la définition précédente, un partisan du naturalisme devrait croire que le phénomène en question est régi par des lois naturelles. Est-ce bien le cas? En fait, il paraît évident qu’en mentant l’individu en question ne contrevient à aucune loi naturelle, mais plutôt à une règle morale. Comme l’écrit Hilary Putnam, «si tout ce qu’on demande d’un naturaliste c’est qu’il croit qu’il n’y a aucun phénomène qui ne viole aucune loi naturelle, alors qui n’est pas ‘naturaliste’?»(7)
Comme le remarque également Putnam, la définition du naturalisme est constituée par une disjonction (et / ou) laquelle veut qu’un naturaliste soit un philosophe qui croit que «les méthodes des sciences de la nature s’appliquent dans tout domaine de recherche.» Qu’est-ce que cela peut vouloir dire au juste? Reprenons l’exemple du mensonge. Un naturaliste est-il tenu de croire que les méthodes des sciences de la nature concernent le cas du mensonge? Ou ce cas est-il exclu du domaine de recherche des sciences de la nature?
Bon nombre de philosophes qui se disent «naturalistes» se disent aussi – pas tous ! – matérialistes. Darwin était-il matérialiste? Difficile à dire en l'absence d’une définition précise de «matérialisme» au-delà de la définition usuelle qui ne veut pas dire grand chose: le matérialisme est la doctrine qui dit que tout ce qui existe est matériel. Qu’est-ce qu’on doit entendre au juste par «matériel». Qu’est-ce donc que la matière? L’Eau de Thalès? Les atomes de Démocrite que personne n’a vus? Pour cette raison, certains matérialistes se satisfont de la définition proposée par Descartes : la matière, c’est l’étendue (la res extensia); bref, l’espace. Le problème avec la définition cartésienne, c’est qu’une chose peut exister dans le temps sans être dans l’espace. L’esprit, par exemple. Selon Descartes, en effet, la chose pensante (la res cogitans) peut exister indépendamment du corps. Sale temps pour les matérialistes…
Pour contourner ces difficultés, le matérialiste¸ adepte du naturalisme, préfèrera parler du physique plutôt que du matériel. Il s’affublera dès lors du nom de physicaliste; sa doctrine, le physicalisme. Darwin était-il physicaliste sans trop le réaliser? Impossible de répondre à cette question en l’absence d’une définition précise du physicalisme.
En résumé, le naturalisme est dans la même situation que lorsqu’on essaie de définir la pornographie : il n’y en a seulement lorsqu’on en voit.
Pas étonnant que Baillargeon ait tant de mal à définir l’athéisme puisque le naturalisme paraît se jouer de toute définition. Là-haut, il n’y a rien vérifie donc le dicton populaire: Qui trop embrasse, mal étreint. Le moins qu’on puisse dire c’est que les athées n’en ont pas encore fini avec Dieu, et qu’ils ont tout intérêt à refaire leur devoir et à vérifier à nouveau si effectivement il n’y a pas là-haut quelqu'un qui se cache. Pour ce faire, au lieu du livre de Baillargeon, je leur propose plutôt l’ouvrage de Cyrille Michon et de Roger Pouivet, Philosophie de la religion. Approches contemporaines (Vrin, 2010) qui rassemble des textes clés de philosophes analytiques sur l’existence de Dieu. Comme disent les Anglais : that’s food for thought.
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NOTES
(1) Mot retenu par Richard Dawkins pour désigner «Ceux d’entre nous qui n’adhèrent à aucune religion, ceux qui appréhendent le monde en termes naturels et non surnaturels; celles d’entre nous que réjouit la vérité et qui méprisent le faux confort de l’irréel, à tous ceux-là, il faut un mot, un mot à nous, un mot comme ‘gai’. Vous pouvez dire ‘je suis athée’, mais cela fait au mieux vieux jeu et au pire entretient les préjugés (comme : ‘je suis homosexuel’). (…) Il fallait un mot accrocheur, il fallait un même accrocheur, comme l’est ‘gai’. Et comme lui, ce devrait être un mot positif, chaleureux, joyeux et brillant. Brillant? Bright? Oui : bright. Nous sommes des brights. Le temps n’est-il pas venu de le déclarer à la face du monde?» (cité à la page 52 de l’ouvrage de Baillargeon.(2) Robert B. Stewart, «Introduction : The Future of Atheism : An Introductory Appraisal», éditeur The Future of Atheism, A. McGrath et Daniel Dennett in Dialogue, Fortress Press, 2008, p. 4.(3) Phil Zuckerman, «Atheism. Contemporary Numbers and Patterns», in M. Martin éd., The Cambridge Companion to Atheism, CUP, 2007, p. 65.(4) En page 7 dans le mot de Présentation des directeurs Daniel Baril et Normand Baillargeon.(5) Daniel Dennett, Darwin est-il dangereux?, Odile Jacob, 2000, p. 52.(6) The philosophy of Science, R. Boyd, P. Gasper et J.D. Trout, éditeurs, Cambridge Mass., The MIT Press, 1991, p. 778. Ma traduction.(7) J’adapte l’exemple de Hilary Putnam dans «The Content and Appeal of ‘Naturalism’», in M. de Caro et D. Macarthur, éditeurs, Naturalism in Question, Cambridge Mass., Harvard University Press, p. 60.