Jomy Marcus Shin, jeune citoyen de la colonie d’Ataraxia, voit son jour de l’Éveil approcher. Mais alors que ses souvenirs d’enfance vont disparaître, un jeune homme du nom de Soldier Blue lui vient en aide et empêche l’ordinateur qui dirige ce monde de le transformer en un nouveau-né tout prêt à subir la lobotomie qui fera de lui un mouton de plus. Jomy se retrouve à bord du Lion, un vaisseau spatial dissimulé au tréfonds d’Ataraxia et habité par les Mu, des déviants de la Superior Domination nantis de pouvoirs parapsychiques fabuleux, où Soldier Blue lui révèle qu’il doit devenir son successeur pour mener son peuple vers le monde originel. Vers la Terre…
Jomy luttera pourtant. D’abord pour accepter son jour de l’Éveil puisque celui-ci implique la mort de son moi en quelque sorte, ce qui n’est pas rien ; et ensuite pour accepter que ce destin-là ne soit pas le sien en fin de compte. Sous bien des aspects d’ailleurs, Jomy présente toutes les caractéristiques de l’ »élu » – cet archétype du héros épique qui écope bien malgré lui d’une mission dont il sent bien qu’elle le dépasse mais qu’il devra pourtant remplir : l’avenir des siens en dépend ; reste à déterminer, dans le cas présent, qui sont ces derniers pour Jomy. Car les Mu restent des déviants de la Superior Domination, des proscrits, des parias, des erreurs du système, et toute l’éducation de Jomy le pousse à refuser son appartenance à ce peuple maudit.
À travers Keith, on découvre la Superior Domination de l’intérieur – au contraire de la première moitié du tome où on en savait que ce que Jomy lui-même savait, c’est-à-dire très peu. La première impression qui s’en dégage est que cette société se montre en fait assez peu inhumaine, du moins comparé à que ce qu’on pouvait attendre d’une civilisation régie par des ordinateurs dont la principale préoccupation consiste à éduquer les citoyens de manière à ce qu’ils ne laissent pas leurs émotions entraver leur jugement. En fin de compte, ces mondes apparaissent assez peu cauchemardesques : l’ordinateur en charge punit à peine et préfère livrer un citoyen fautif à une sorte de séance de psychanalyse pour le délester du stress qui l’a poussé à l’erreur.
En filigrane, on distingue bien sûr une critique – somme toute assez attendue – de ce modernisme à tout crin qui caractérise le Japon d’après-guerre (1) et dans lequel les valeurs traditionnelles du pays ont subi un très net recul – malaise ici représenté à travers la fantasmagorie de la machine omnipotente qui règle le moindre soubresaut de la vie de chacun dans la Superior Domination. Mais on peut aussi voir dans les Mu une métaphore sur l’excroissance inattendue de cette industrialisation à outrance du Japon : je parle de cette génération d’après-guerre, dont Keiko Takemiya fait partie, qui a montré une adaptation en fin de compte assez surprenante à cet ordre nouveau – notamment à travers un développement, aux accents tout à fait contestataires, de cette culture manga qui trouve justement ses racines dans la fracture historique que représente la défaite de 1945 (2).
Pour son discours ambivalent, qui suscite de nombreuses questions, mais aussi pour sa narration solide, dont le mystère s’épaissit sans cesse, et ses personnages très bien campés, qui laissent présager des interactions complexes, To Terra… s’affirme dès ce premier volume comme une œuvre tout à fait passionnante. Nous aurons l’occasion de voir, dans les chroniques des prochains tomes, que ces espoirs ne se démentiront pas.
(1) Antonia Levi, Samurai from Outer Space: Understanding Japanese Animation (Open Court Publishing Company, 1996, ISBN : 978-0-8126-9332-4), chapitre cinq.
(2) Jean-Marie Bouissou, Du Passé faisons table rase ? Akira ou la Révolution self-service (La Critique Internationale n°7, avril 2000).
Chroniques de la série To Terra… :
1. tome 1er (le présent billet)
2. tome 2nd
3. tome 3ème
To Terra… vol. 1, Keiko Takemiya, 1977-1980
Vertical Inc., 2007
344 pages, pas d’édition française à ce jour