Sorti dans une poignée ridicule de salles françaises au mois de mars dernier, Amer m'était passé sous le nez, victime du mépris de la distribution hexagonale en matière de films de genre, qui plus est lorsqu'ils ne sont pas mainstream. C'est donc dans une attente interminable que je lorgnais la sortie en dvd du premier long-métrage d'Hélène Cattet et Bruno Forzani, toujours sous l'emprise de l'envoûtement et de la fascination que j'avais éprouvés au visionnage de la bande-annonce.
La découverte du film fut, et c'est un euphémisme, à la hauteur de mes espérances. Grand amateur de giallo (je considère Mario Bava comme un metteur en scène d'exception et Dario Argento comme un expérimentateur formel dont la force des images a marqué à jamais ma vie de cinéphile), je fus littéralement subjugué par la maîtrise formelle de Hélène Cattet et Bruno Forzani tout comme par l'intelligence de l'hommage rendu par Amer à tout un pan du cinéma de genre transalpin.
Amer ne se pense pas, il se ressent. Nulle prétention intellectuelle dans le film, mais de la sensation. L'histoire suit le personnage d'Ana à travers trois époques de sa vie: l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte. Le film présentera l'éveil sensitif du personnage, en même temps qu'il s'attachera à dépeindre, par la seule force de l'image et du son (les lignes de dialogues se comptent sur les doigts d'une main), ses craintes et ses peurs viscérales.
Le tour de force du film est de parvenir à imprimer à l'écran ce qui constitue le coeur du giallo, à en décoder les codes, à en extraire la sève, cette "substantifique moelle", terme galvaudé s'il en est mais ici pleinement justifié. Le coeur battant d'un genre réside à l'intérieur de ses codes. Cattet et Forzani parviennent à passer le giallo au tamis et à n'en garder que l'essentiel, en le distillant 1h30 durant par le choix des cadres, des couleurs, des sons.
Tout spectateur hermétique à une forme cinématographique non-linéaire et laissant la compréhension et l'explication de côté lâcheront l'affaire au bout de cinq minutes. En effet, Amer s'adresse uniquement à nos sens, et laisse au spectateur le soin de se forger sa propre idée sur les images qui viennent de défiler devant lui. Pour apprécier le film, il faut laisser son intellect au placard et éveiller chacun de ses cinq sens, car c'est par eux, et uniquement par eux, que le film s'appréciera et se livrera. Amer est envoûtant, enveloppant, fascinant, hypnotisant, proche de la démarche d'un Gaspard Noé lorsqu'il filme Enter the void ou d'un Fabrice du Welz nous offrant Vinyan.
Le film retourne aux fondamentaux du cinéma: l'image et le son. Point de discours, nuls monologues, si peu de dialogues, le long-métrage s'inscrit dans une démarche où c'est la forme qui détermine le fond, et non l'inverse. Cette forme, alternant filtres de couleurs, images floutées, découpage sensoriel, musique empruntant à Bruno Nicolai et Ennio Morricone, coupe le souffle par sa beauté et son intelligence, en laissant transparaître à chaque plan l'esprit du giallo: l'éveil (ou le retour) aux sens, à la sexualité, aux peurs, en un mot, la confrontation des êtres à leur viscéralité.
Réussite éclatante (une légère baisse de régime viendra cependant entamer le troisième tiers, mais c'est un détail), invitation à l'abandon et à la sensualité, expérience charnelle et sensitive peu commune, hommage d'une intelligence rare au giallo, Amer se doit d'être découvert au plus vite par tout spectateur souhaitant vivre une expérience cinématographique hors des sentiers battus.