Sans doute Gauguin n’est-il pas dans mon panthéon, peut-être d’ailleurs autant pour l’homme (assez exécrable) qu’il fut que pour l’excès de symbolisme de sa peinture, mais la rétrospective que lui offre la Tate Modern à Londres (jusqu’au 16 janvier) est assez complète (mais rien de la période d’Arles, curieusement) et révélatrice; l’exposition est sous-titrée ‘Le faiseur de mythes’, ce qui n’est, à mon sens, qu’un aspect mineur de son travail. Un des premiers tableaux à l’entrée est cet ‘Autoportrait’ de 1903, l’année de sa mort : loin des fulgurances colorées de ses autres tableaux polynésiens, celui-ci est d’une étonnante sobriété. Chemise blanche sans col, cheveux ras grisonnants, petites lunettes sévères, on croirait presque voir un clergyman ou un vieux moine zen; et cet éclair de lumière sur son cou, comme un cimeterre, comme une marque mortelle. Le peintre a l’air apaisé, sûr de lui, serein (ce qui n’était guère le cas alors, si on en croit sa biographie) et ce tableau est déjà la promesse d’une autre lecture de sa vie et de son oeuvre. On y sent presque le souffle de la camarde (je me suis souvenu d’un des derniers autoportraits de Bonnard, semblablement grave et prémonitoire).
L’exposition étant organisée sur un principe thématique parfois un peu spécieux, c’est dans la bizarrement définie ‘Salle des titres’ (Gauguin’s Titles) que sont rassemblés les plus beaux nus polynésiens de Gauguin; peut-être furent-elles toutes les maîtresses de ce faune, peut-être les engrossa-t-il toutes, peut-être les contamina-t-il toutes de la syphilis, mais quelle splendeur. De mur en mur se répondent le nu allongé de ‘Nevermore’ (1897), image même de la luxure tragique, beauté rêveuse au teint sombre éclairé par la tache jaune de l’oreiller dont la feinte innocence est contredite par le sombre corbeau poesque; les deux soeurs siamoises de ‘Quoi, tu es jalouse ?’* (1892) aux corps mêlés, renversés, indissociables, l’une assise dans une pose classique, l’autre renversée comme une ménade sauvage, et les ombres noires à gauche, menaçantes, en sont comme un écho; puis, assise, la ‘Boudeuse’ (1892), mélancolique, lourde, enracinée, au sein d’un triangle fait du chapeau jaune, du brasero bleuté et du chien noir de mauvais augure; enfin, au bout de cette progression de l’horizontal au vertical, la femme nue debout de ‘Où vas-tu ?’ (1893) tenant contre elle une gourde verte comme un autre sein et nous défiant du regard. Pour que le plaisir soit complet, j’aurais aimé que la cinquième toile de cette salle soit non pas ‘Les ancêtres de Tehamana’, une de ses compagnes, en robe-mission bleue et blanche, très sage devant des statues et des signes pascuans, mais ‘Les deux Tahitiennes’ du Metropolitan (de 1899), toutes deux de face, poitrine offerte au-dessus d’un lit de fleurs d’hibiscus qui la souligne pour l’une, à demi dévoilée pour l’autre. Tous ces tableaux sont de Tahiti, et il m’a semblé que les tableaux des Marquises n’avaient plus cet appétit, cette force; ce sont alors ses sculptures qui dominent, et, entre autres, sa Maison du jouir, tout un programme. Mais c’est par cet autoportrait de 1903 que tout se conclut, néanmoins, inéluctablement.
* titres en tahitien en passant la souris sur les images.