Lui aussi je le connais bien, le chat noir et blanc. En fait je le vois plus souvent que le noir car le bicolore est partout, à croire qu’il arpente le domaine de long en large, du matin au soir. Autour de mon immeuble, près du parking ou dans la ruelle qui court derrière le centre commercial, partout il est chez lui, partout il va, explorateur infatigable.
Il n’est pas très beau le pauvret, le noir et blanc se marient mal sur son museau et par un désastreux effet d’optique lui font une gueule cassée, comme on disait de ces malheureux mutilés de la Grande Guerre. Si on le croise on n’est pas tenté de se baisser pour le caresser, il n’effraie pas mais il n’engage pas à ce geste amical, d’ailleurs il doit le savoir ou bien le comprendre intuitivement car lui-même ne recherche pas le câlin de passage, il suit sa route lentement, indifférent aux autres.
Pour autant il ne va pas mécaniquement, au contraire, il furète, il renifle, il s’arrête le temps de comprendre ou voir ce qui se passe. Ce qu’il préfère je crois, c’est se faufiler dans l’épaisseur du buisson de la haie qui ceinture notre domaine, de là il surveille les allées et venues des uns et des autres, sans que quiconque s’en rende compte. L’été quand il fait chaud, il s’allonge sur le toit d’une voiture garée sur un parking tranquille et calme pour profiter de la chaleur de la tôle sur son ventre.
Je ne sais pas à qui il appartient, ni même s’il appartient à un maître, en tout cas il semble bien nourri et en bonne santé ; mais par chez nous il ne doit pas être trop difficile de survivre quand on est un chat, les abris sont potentiellement nombreux et la nourriture ne semble pas rare entre les proies naturelles d’un félin de son acabit et les poubelles d’une ville d’un pays riche.
Hier soir il m’a fait sourire, j’étais dans ma cuisine vers 19h commençant à y fourgonner quand je l’ai aperçu s’approcher sur la pelouse en se dandinant lentement. Je savais ce qu’il avait en tête, il irait renifler sous le buisson de buis au pied de mon immeuble, puis il traverserait l’allée pour rejoindre la haie de clôture afin, pendant quelques minutes, de mater les gens qui rentraient chez eux. Le matou mateur s’est arrêté net. Son projet s’est vu contrarié par un obstacle imprévu, du jamais vu de mémoire de noir et blanc. Ca demandait de la circonspection et de la prudence tout en attisant la curiosité qui n’est pas le moindre défaut du bestiau. Dans l’après-midi un ouvrier du domaine avait utilisé cette bande de pelouse pour y entreposer provisoirement un tas de gravats qui retourneraient combler leur trou de naissance quand les travaux qu’on y faisait certainement seraient terminés. Notre chat ne pouvait plus emprunter son chemin habituel, enfer et damnation, l’affaire était sérieuse. Assis sur son cul il examinait de loin le tas, perplexe mais intéressé. Après un temps jugé acceptable mais suffisant pour décider qu’il pouvait se rapprocher, le chat noir et blanc s’est glissé sur la pointe des pattes jusqu’à ces choses étranges. D’où j’étais placé et le soir tombant, je ne pouvais le voir précisément mais je devinais que ses moustaches, ses yeux et ses oreilles étaient en alerte maximum. Délicatement, n’avançant une patte qu’après avoir pesé le pour et le contre, il tournait autour des gravats, sniffant leur origine, ami ou ennemi ?
Finalement la conclusion s’est imposée d’elle-même, ce tas de terre n’était pas dangereux, il n’offrait aucun intérêt non plus, par contre il obstruait son passage habituel et ne pouvant rien y faire le minet s’est éloigné, revenant sur ses pas il est reparti d’où il était venu, plus loin certainement il retrouverait une piste familière. La soirée ne faisait que commencer.