Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont, Verticales
Ce roman raconte l'histoire de la construction d'un pont dans une ville imaginaire de Californie baptisée Coca. Y affluent de toutes parts des hommes et des femmes engagés pour leur capacité de travail, leur aptitude à mener à terme ce défi pharaonique.
mon nom à moi c'est Georges Diderot et ce qui me plaît, à moi, c'est travailler le réel, faire jouer les paramètres, me placer au ras du terrain, à la culotte des choses, c'est là que je me déploie.
Maylis de Kerengal ne s'arrête que sur quelques personnages parmi les 800 qui travaillent à l'édification du pont. Ils s'appellent Mo Yun, Duane Fischer, Buddy Loo, le Boa, Soren, Katherine Thoreau, Sanche Alphone Cameron. Seule une profonde solitude semble unir tout ce monde. Mais attention, pas question d'étalage de la vie privée. Celle-ci n'est mentionnée que de façon sibylline. Comme s'il s'agissait de montrer que la priorité n'est pas l'humain mais sa fonction. Ce que chacun peut (r)apporter au chantier.
Au bout de sa trajectoire, un baraquement et devant la porte ouverte, quelques hommes qui se tourneront vers elle et lui tendront la main, bienvenue Diamantis, on n'attendait plus que vous Diamantis, bon voyage, Diamantis ?
Un des éléments clefs de ce roman me semble être le temps. Celui qui emprisonne les individus et les oblige à être toujours plus productifs. Prendre le temps est, pour les responsables du chantier un luxe qui leur est interdit sous peine de ne pas livrer dans les délais impartis. Et c'est précisément parce qu'ils savent cela que des ornithologues furieux et inquiets de l'impact sur l'environnement vont tout faire pour stopper les travaux pendant trois semaines. C'est le premier grain de sable dans la machine. Il y en aura d'autres.
En évoquant ici cette notion de temps, il me revient en tête des paroles de Jean Echenoz pour qui le rythme en littérature est comparable à la boîte d’une voiture, chacune des vitesses correspondant à un temps grammatical bien précis.
Ce livre est un train à grande vitesse que le lecteur doit prendre en marche pour être lui aussi dans le rythme. J’ai lu ce livre en plusieurs fois. Et à chaque fois, je me suis surpris à prendre une grand bouffée d’oxygène avant d’en reprendre la lecture. C’est tellement une course contre la montre que parfois les phrases se dépouillent de certains « artifices » comme les articles définis :
Coca est une promesse de grande vie. On y vient de loin, le cours impatient avec au fond des poches de quoi voir venir pour seulement quelques jours ; alors turnover des hommes et des désirs, joues brûlantes et pupilles bouillantes, rues rapides comme des moteurs centrifuges et gratte-ciel ouverts sur le ciel dispendieux de la bonne fortune : puissance effective du territoire. On y croise ce qui fait le gros bouillon d'une ville, on y entend les spasmes du béton et la scansion violente des cœurs immergés dans une turbulence commune. Or le secret de ce flow incomparable qui fait ici pulser le sang dans les artères et perler la sueur au bas des reins, ce secret-là n'en est un pour personne, il circule par tous les réseaux possibles comme une actualité : ne venir à Coca que pour y faire quelque chose, et baste.
Comme si la langue échappait à ma narratrice.
Je trouve qu’il s’agit d’une tentative très réussie de restitution de ce que l'on pourrait appeler le turbocapitalisme. D'où cette écriture qui claque. Parfois il n’y a que des bruits qui nous parviennent. Bang bang, bam bam ou, mon préféré : scrountch scrountch. Ce sont les pulsations de ce monde en mouvement. La ville devient une entité à part entière.
Je ne suis pas assez qualifié pour conclure, comme le font certains de mes confrères, que le livre est un hommage à la littérature américaine. En tout cas, ce roman m’a parfois fait penser à Manhattan Transfer de John dos Passos.
On peut lire Naissance d'un pont, je crois, comme la critique d’un système économique qui génère sa propre logique et ne peutsurvivre que par l'épuisement progressif de ses forces vives. Il s'agit d'humains qu'il faut tout de même caresser dans le sens du poil pour obtenir d’eux un plein rendement. Le nom de la ville, Coca, ne fait-il pas référence à la fois à un symbole triomphant du capitalisme mais aussi à quelque chose d'addictif, qui stimule le système nerveux central. Tous ceux qui travaillent sur le chantier seront pris tôt ou tard dans ce rouleau compresseur.
Désormais des « jamais » et des « toujours » apparaissaient dans les discussions de bureau, dans les couloirs et les halls, et plus les tours montaient, et plus quelque chose s'effaçait, relégué dans le passé et d'autant plus englouti, d'autant plus perdu que ce passé était proche et intime, d'autant plus irrécupérable que ce passé c'était hier, c'était la ville « d'avant les tours » qui sera bientôt celle « d'avant le pont » ; quelque chose avait vécu, et qu'importe alors l'idée de progrès qui chevillait le travail, qu'importait la modernité, le devoir d'être de son temps, y penser flanquait un sacré coup.
En lisant ce livre, j'ai eu l'impression de voir un instantané de la société d'aujourd'hui du toujours plus. Mais, et c'est peut-être là le danger, ce monde babélien dégage une certaine musicalité. Et il faut rendre hommage à Maylis de Kerangal d'être parvenue à restituer cette symphonie urbaine. La rumeur du monde se livre à nous dans toutes ses nuances. Cela m'a rappelé un documentaire sur le compositeur américain Steve Reich qui arpentait les rues de New York avec un casque et un micro pour capter des sons et les intégrer ensuite dans son œuvre musicale, City life.
Le cousinage artistique me paraît évident.