Entourage de Marcello Venusti
(Mazzo di Valtellina, c.1512/15-Rome, 1579),
Annonciation, c.1570 ?
Huile sur toile, 41,7 x 30 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
En fin d’année dernière, l’ensemble Odhecaton avait fait notre bonheur avec une anthologie de musiques créées par des compositeurs picards de la Renaissance, intitulée O gente brunette (Ramée, cliquez ici), et justement saluée par la critique. Les chantres ultramontains sont aujourd’hui de retour, chez Arcana, avec un disque consacré à une des œuvres les plus célèbres du XVIe siècle, la Missa Papæ Marcelli de Palestrina.
L’extraordinaire fortune critique de ce compositeur qui n’a cessé d’être regardé comme un modèle, au point d’être considéré, au XIXe siècle, comme le sauveur de la musique religieuse, permet de faire l’économie de trop longues digressions biographiques. Giovanni Pierluigi, né en 1525 ou 1526 dans une famille modeste de Palestrina, entre au service de la papauté en 1550, lorsque le cardinal Giovan Maria de’Ciocchi del Monte, évêque du diocèse de Palestrina, est élu pape sous le nom de Jules III et l’appelle pour diriger la maîtrise de la Chapelle Giulia à Saint-Pierre de Rome. En 1554, le compositeur dédie à son protecteur son Missarum Liber Primus, ce qui lui vaut d’être immédiatement et d’autorité admis en qualité de chantre au sein de la Chapelle pontificale. Mais Jules III meurt l’année suivante et son successeur, Marcel II, dédicataire de la Missa Papæ Marcelli, n’occupe le siège de Saint-Pierre qu’une vingtaine de jours, remplacé par Paul IV, dont une des premières décisions est d’exclure les hommes mariés de sa Chapelle. Palestrina est alors contraint de trouver rapidement un nouvel emploi. Il devient tout d’abord Maître de Chapelle à Saint-Jean-de-Latran, avant d’occuper, en 1561, la même fonction à Sainte-Marie-Majeure, puis, en 1571, à la Chapelle Giulia, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort, alors que sa renommée s’étend sur toute l’Europe, le 2 février 1594.
La Missa Papæ Marcelli fait partie du Missarum Liber Secundus, publié à Rome en 1567, mais on ignore, en revanche, sa date exacte de composition. L’hypothèse la plus probable semble être néanmoins le début des années 1560, au plus tard 1565, date à laquelle la messe fut copiée dans le Codex 22 de la Chapelle Sixtine. L’œuvre s’inscrit parfaitement dans les enjeux de son temps, cette exigence de clarté structurelle et d’intelligibilité du texte chanté prônée par la Contre-Réforme contre la luxuriance, éventuellement luxurieuse du fait de l’utilisation de chansons profanes parfois lestes comme cantus firmus, de la polyphonie franco-flamande. Il est néanmoins difficile de déterminer avec précision si Palestrina s’est plié à des principes qui étaient, au moment où il écrivait cette messe, en cours d’élaboration et sur lesquels il semble que Marcel II aurait pu, en dépit de la brièveté de son pontificat, exercer quelque influence, ou si c’est précisément sa réalisation qui a joué un rôle important, sinon déterminant, dans l’instauration d’une nouvelle esthétique en matière de musique sacrée. Je gage, pour ma part, qu’il y a sans doute eu une interaction assez serrée entre l’émergence, à un même moment du temps, de la nécessité de repenser la liturgie en profondeur, et un compositeur que sa parfaite connaissance des techniques polyphoniques, alliée à un goût pour des structures décantées jusqu’à en devenir presque impersonnelles ainsi qu’à un solide désir de s’élever, rendaient le mieux à même d’incarner cette nouvelle manière. Ainsi, pour construire sa Missa Papæ Marcelli, Palestrina n’utilise pas de cantus firmus et fait largement appel à l’homophonie, mais il parvient également à préserver à la musique toute sa densité et sa complexité en faisant des dialogues entre voix ou groupes vocaux un élément déterminant de dynamisation du discours musical, en un processus d’intériorisation de la polyphonie qui permet à cette dernière de se déployer sans qu’en surface la lisibilité soit altérée. Une manière, en quelque sorte, de sauvegarder l’héritage franco-flamand en le dissimulant sous une décoration conforme au goût du jour.
Pour servir cette partition majeure, Paolo Da Col a réuni sous la bannière d’Odhecaton (photo ci-dessous) un effectif très large de 19 chanteurs masculins (6 contre-ténors, 6 ténors, 2 barytons, 5 basses) et leur a demandé de chanter à pleine voix, conformément aux usages du temps. Le résultat est spectaculairement sculptural, aux antipodes des versions angéliques, voire désincarnées, auxquelles une certaine tradition a pu nous habituer, la musique acquérant ainsi une vitalité et un impact physique indéniables. Les passages en tutti sont d’une solennité imposante sans être écrasante, car le soin tout particulier apporté à l’articulation et à la fluidité des lignes leur évite tout empâtement. Les effets de spatialisation sont remarquablement réussis, les réponses et échos soulignent avec pertinence l’architecture très élaborée d’une œuvre que sa clarté peut faire paraître très simple au premier abord, mais dont une écoute attentive révèle l’attention extrême apportée à la conception. En outre, Paolo Da Col fait varier, avec autant de sensibilité que de subtilité, son effectif en fonction des exigences du compositeur, ménageant des plages nettement plus intimes servies par des voix solistes, ce qui accentue le caractère recueilli (et non sulpicien) de sa vision, y compris dans ses parties les plus monumentales. Considérés individuellement, les chanteurs appelleraient peut-être quelques réserves, mais un des nombreux tours de force de cet enregistrement est justement de faire de leurs légères inégalités une force, en parvenant à les fondre en un tout cohérent et d’une grande plasticité sonore sans chercher à lisser leurs aspérités. Les voix conservent ainsi leur grain et leurs couleurs propres, insufflant à la musique beaucoup de dynamisme et de chaleur. Le choix d’enchâsser les différentes parties de la Missa Papæ Marcelli dans la reconstitution d’un hypothétique office liturgique pascal suscitera peut-être des réserves, mais l’intelligence du programme proposé et l’intérêt des compléments choisis sont tels qu’elles s’évanouissent très vite. Ce disque s’impose donc comme un ensemble parfaitement pensé, esthétiquement et émotionnellement, une réussite incontestable et assez éblouissante qui ouvre des perspectives passionnantes sur l’interprétation du répertoire romain de la seconde moitié du XVIe siècle.
Cet enregistrement, à mes yeux, de référence, de la Missa Papæ Marcelli inaugure donc une nouvelle approche du répertoire palestrinien et confirme Odhecaton comme un des ensembles actuellement les plus audacieux dans sa conception de la musique de la Renaissance. Je vous conseille très vivement de vous plonger dans cette heure où lumière et sensualité se conjuguent pour nous faire découvrir un visage de Palestrina jusqu’ici insoupçonné, celui d’un homme plus que d’un mythe.
Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525/26-1594), Missa Papæ Marcelli et autres pièces sacrées. Felice Anerio (c.1560-1614), Christus resurgens.
Odhecaton
Paolo Da Col, direction
1 CD [durée totale : 65’12”] Arcana A358. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Missa Papæ Marcelli : Kyrie à 6
2. Victimæ Paschali laudes, Séquence à 8
3. Missa Papæ Marcelli : Agnus Dei à 6 & à 7
Illustrations complémentaires :
Henri-Joseph Hesse (1781-1849), Giovanni Pierluigi da Palestrina, 1828. Lithographie, Paris, Bibliothèque Nationale de France.
Édition imprimée du Kyrie de la Missa Papæ Marcelli.