Ces critiques émises par la majorité présidentielle cachent vraisemblablement l’inquiétude du gouvernement à l’égard d’un engagement massif et durable des jeunes. En effet, depuis 1968, le spectre des jeunes dans la rue effraie les gouvernements et a pu contribuer au retrait de projets, tels que la loi Devaquet sur l’enseignement Supérieur en 1986, le Smic Jeunes en 1994 ou le Contrat Première Embauche en 2006.
Des jeunes, forts soutiens de la mobilisation
Si les jeunes sont apparus comme relativement absents des premières journées de mobilisation contre le projet de réforme des retraites, ils ont à la mi-octobre rejoint et grossi les rangs des manifestants jusqu‘à devenir des fers de lance du mouvement. Ils étaient 74% à soutenir ou avoir de la sympathie pour le mouvement qui s’est déroulé le mardi 19 octobre, ce qui correspond à un chiffre non seulement supérieur à la moyenne des Français (71%) mais aussi en hausse par rapport aux mesures précédentes. En outre, 78% des moins de 30 ans se déclaraient mi-octobre favorables à ce que les syndicats appellent les salariés du public et du privé à une grève durable et continue contre le projet de réforme des retraites (contre 61% pour l’ensemble des Français). La radicalisation du mouvement semblait alors pouvoir venir avant tout des jeunes.
Une génération sacrifiée dont la confiance dans les institutions ne cesse de s’effriter
Si les jeunes sont entrés avec vigueur dans la protestation contre la réforme des retraites, c’est avant tout car cette échéance leur semble d’autant plus lointaine qu’ils rencontrent de fortes difficultés à pénétrer sur le marché du travail.
En effet, ils ont perçu, autant que les autres classes d’âge, la nécessité de la réforme (74% des moins de 30 ans la jugent nécessaire pour sauvegarder le système par répartition, tout comme 77% de l’ensemble des Français). Ce n’est donc pas le caractère impératif de la réforme qui est discuté, ni même son urgence, mais bien les solutions et la méthode choisies. Ils refusent très majoritairement un recul de l’âge légal de départ à la retraite, alors même que les politiques mises en œuvre actuellement ne permettent pas de résorber le taux de chômage important les concernant. Ainsi, 70% déclaraient en juin dernier ne pas être d’accord avec la mesure consistant à reculer l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans en 2018 (contre 60% pour l’ensemble des Français).
L’acceptation d’un départ de plus en plus tardif à la retraite apparaît comme conditionnée à une action résolue pour lutter contre la pénibilité au travail, pour revaloriser l’image des seniors dans le monde de l’entreprise, mais également pour faciliter l’entrée sur le marché du travail des jeunes générations. Un sondage récent pour l’Humanité Dimanche a en effet mis en évidence que 62% des jeunes de 18 à 35 ans ont le sentiment de connaître des difficultés plus importantes que les générations précédentes pour s’intégrer dans la vie active.
L’école n’est pas la seule institution à être remise en cause par les jeunes. Les élites politiques et économiques subissent également leurs critiques. Les jeunes ayant le sentiment de connaître plus de difficultés que leurs aînés en imputent la responsabilité aux entreprises (83%), aux responsables politiques (79%) et aux banques (76%). Par ailleurs, seuls 24% des jeunes pensent pouvoir compter sur les responsables politiques pour faire face aux difficultés qu’ils rencontrent.
La remise en cause des autorités et l’irrévérence à l‘égard des institutions étaient au centre des manifestations et slogans de mai 1968. Précarité grandissante, incapacité à se projeter dans un avenir meilleur et défiance exacerbée envers les politiques se conjuguent donc pour créer des étincelles…
Mais un débat sur les valeurs et un souffle de révolte qui font défaut
Mais ces étincelles vont-elles nécessairement s’enflammer ? Par rapport à mai 1968, et même par rapport aux mouvements de la jeunesse qui ont suivi, plusieurs catalyseurs font défaut :
- Le débat sur la réforme des retraites est resté assez technique et n’a jamais vraiment été propulsé au niveau des valeurs. Dans les argumentaires, le déséquilibre démographique et la volonté d’équilibre des comptes ont prévalu sur le modèle de société. Or, en 1968, c’est autour des valeurs que l’ensemble des manifestants et surtout les jeunes s’étaient véritablement mobilisés. Aujourd’hui, les jeunes font état de valeurs presque « conservatrices ».
- Si les jeunes dressent un tableau assez noir de la situation et de la société française, ils n’apparaissent pas aujourd’hui comme révoltés mais plutôt comme résignés. Ainsi, seuls 11% des 18-24 ans déclarent avoir le sentiment de pouvoir faire au moins un peu bouger les choses dans la société, soit encore moins que parmi l’ensemble des Français (19%). En 1968, les jeunes appelaient à l’imagination au pouvoir dans un contexte de croissance ; aujourd’hui, dans un contexte de crise, c’est le réalisme qui prévaut. Au désir de transformer la société s’est substitué le souci de s’y faire une place.
- Les jeunes adoptent certes une posture critique vis-à-vis du pouvoir, mais cela ne s’est pas mué pour le moment en une véritable remise en cause par la population des institutions et de la délégation de pouvoirs. Selon un sondage publié par le Figaro le 22 octobre, 56% des Français souhaitent que les syndicats respectent le vote des parlementaires et arrêtent le mouvement dès lors que la réforme aura été votée. Les derniers chiffres concernant le soutien et la sympathie à l’égard du mouvement montrent d’ailleurs un début d’essoufflement, qui s’observe chez les jeunes comme dans le reste de la population. Le pourcentage de Français déclarant soutenir ou avoir de la sympathie à l’égard du mouvement du 28 octobre est de 65% (-6 points par rapport à la mesure pour le mouvement du 19 octobre) et le pourcentage de moins de 30 ans de 69% (-5 points).
Rappelons également qu’en mai 1968, les jeunes étaient à l’origine des mouvements qui avaient ensuite touché l’ensemble des Français. En 2010, le mouvement est parti des salariés et s’est propagé aux jeunes, qui se sont agrégés au mouvement.
L’analogie à mai 1968, qui ressurgit en France à chaque fois qu’un mouvement social prend de l’ampleur et s’inscrit dans le temps, apparaît donc à de nombreux égards inappropriée : dans les mouvements actuels, il ne s’agit pas tant de changer le monde que de trouver sa place dans celui-ci.