Une autre lecture de la philosophie des Lumières
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Hegel et Haïtti de Susan Buck-Morss
Michel Surya, philosophe, écrivain, est aussi le directeur de la collection et de la revue Lignes. Il y conduit un travail important, rigoureux, avec une ténacité et un courage qu’il faut saluer. Lignes s’écrit au pluriel : on y trouve aussi bien des ouvrages de Roger Laporte, Bernard Noël ou Pierre Guyotat que les écrits de Félix Guattari pour l’Anti-Oedipe, de Georges Bataille sur la sociologie du monde contemporain, ou le livre de Stéphane Nadaud, l’Homoparentalité hors la loi. Sa revue est un lieu irremplaçable de débats et de réflexion. Il vient de faire paraître ce mois-ci un texte inédit de Paule Thévenin, l’éditrice des œuvres complètes d’Artaud, Antonin Artaud, fin de l’ère chrétienne. Je rendrai compte, dans notre prochaine livraison, de cette contribution capitale à l’écriture, toujours à venir, de l’histoire du surréalisme. Mais, aujourd’hui, je voudrais attirer l’attention sur l’essai de Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti. Le titre est un peu mystérieux. Quel rapport l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, rédigée à Iéna entre 1803 et 1806, peut-il bien entretenir avec Haïti ? Le propos de Susan Buck-Morrs est de montrer que la philosophie des Lumières porte en elle une contradiction : d’un côté, elle proclame la liberté ; de l’autre, elle s’accommode fort bien d’une économie coloniale basée sur l’esclavage. Rousseau s’écrie : « L’homme est né libre et pourtant il est dans les fers », mais il ne pouvait pas « ne pas savoir qu’il est des boudoirs parisiens où l’on s’amuse indistinctement d’un singe ou d’un « négrillon » » (Louis Sala-Molins). J’ai pris l’exemple de Rousseau, mais c’est la Révolution française qui est ici mise en examen, si j’ose dire. La liberté universelle est une belle idée et l’abolition de l’esclavage reste une métaphore si la thèse de notre auteur veut que là comme ailleurs il y ait une différence entre la théorie et la pratique. L’abolition de l’esclavage, réelle et non en paroles ou en discours, ne peut être que le fait des esclaves eux-mêmes. D’où l’importance de la révolte des esclaves de Saint-Domingue, « essentielle pour toute tentative d’interprétation de la Révolution française et de ses suites ». Ce sont les « jacobins noirs » qui ont mis en oeuvre les principes des Lumières à Saint-Domingue en renversant la classe dirigeante.
On se souvient peut-être que Hegel a développé dans la Phénoménologie de l’esprit l’idée de la lutte à mort entre le maître et l’esclave, une dialectique du maître et de l’esclave que Marx, dès 1840, va utiliser comme une métaphore de la lutte des classes. Mais Haïti, dans cette affaire ? À aucun moment dans son grand ouvrage Hegel ne parle de la Révolution française et de la révolte de la colonie française de Saint-Domingue en 1791. Il ne pouvait pas ignorer qu’en 1794 la République française avait reconnu l’abolition de l’esclavage sur l’île. De 1794 à 1800, les anciens esclaves, sous le commandement de Toussaint Louverture, vont lutter contre l’invasion anglaise et triompher de l’armée britannique.
En 1801, Toussaint Louverture devient gouverneur de Saint-Domingue et rédige une Constitution. « Les esclaves obtinrent par la force leur reconnaissance par les Blancs d’Europe et d’Amérique. »
Revenons à la Phénoménologie de l’esprit, écrite au moment où naît la nation haïtienne et publiée en 1807, année de l’abolition en Angleterre du commerce des esclaves.
Mme Susan Buck-Morss s’interroge : d’où l’idée hégélienne d’une relation entre maîtrise et servitude naquit-elle ? On devine qu’elle va réfuter la conception de l’histoire officielle de la philosophie selon laquelle Hegel va s’inspirer des écrits d’Aristote ou de Fichte. Elle montre, à la suite de Pierre-Franklin Tavarès, que Hegel avait lu l’abbé Grégoire, le plus ardent défenseur de Haïti. Mais elle va plus loin, en suggérant que l’idée de la dialectique du maître et de l’esclave a pu éclore à Iéna, entre 1803 et 1805, à la lecture des revues et des journaux de l’époque. Elle fut élaborée délibérément dans ce contexte.
Cette affaire, telle que je la rapporte, pourrait en effet n’intéresser que les spécialistes et les érudits. Il faut donc la situer dans le propos général de l’auteur. La dialectique du maître et de l’esclave n’est pas une question abstraite, théorique : elle s’inscrit dans la réalité, celle du soulèvement des esclaves de Saint-Domingue. Hegel « a rendu le rationnel réel ». Dans la période qui va suivre, Hegel va abandonner ses positions révolutionnaires et développer des théories eurocentristes, conservatrices, racistes, allant jusqu’à évoquer l’Afrique comme une « terre d’enfants » traversée « de barbarie et de sauvagerie ». Il écrira par exemple que « la servitude et la tyrannie sont dans l’histoire des peuples un degré nécessaire ».
Il y a eu dans la pensée de Hegel un moment de lucidité, dit Susan Buck-Morss : « Il arracha la philosophie des confins de la théorie pour en faire un commentaire de l’histoire du monde. » Elle a raison de souligner que Hegel est allé bien au-delà du discours philosophique traditionnel de l’époque, à savoir l’opposition de l’esclavage à un mythique état de nature, en le remplaçant par la lutte des esclaves contre les maîtres.
Cet essai clair et riche en références dans son argumentation donne à réfléchir sur les positions philosophiques, idéologiques de nos contemporains. Pouvons-nous encore penser, demande Susan Buck-Morss, nos passés occidentaux comme des constructions cohérentes de la liberté humaine ? Évidemment non. La méthode de travail de notre philosophe bouscule les idées reçues en mettant en rapport des disciplines jusqu’ici repliées sur leur seule spécialité. « Les barrières entre les disciplines permettent de reléguer à d’autres champs historiques les faits discordants. »
N’oublions pas, comme l’explique Michel Onfray dans sa dernière publication, qu’il existe une autre philosophie des Lumières : « Je tiens pour de plus intenses lumières souvent oubliées, qui procèdent d’athées francs et directs, nets et précis – de l’abbé Meslier à d’Holbach, en passant par La Mettrie et quelques autres. »
Jean Ristat
Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti, 84 pages, 13 euros, édition Lignes-Léo Scheer. Michel Onfray, la Puissance d’exister, 230 pages, 17,90 euros, éditions Grasset.