Post-gay, la politique queer débarque : Entretien avec la sociologue Marie-Héléne Bourcier
***
Entretien. La sociologue Marie-Hélène Bourcier explique l’origine et l’originalité des les actions artistiques mais aussi politiques qu’elles inspirent.
Les universitaires et certains militants associatifs français commencent à prendre au sérieux un courant réflexif qui se développe depuis une quinzaine d’années sur les campus américains et que les Anglo-Saxons appellent les « queer théories », les « queer-studies ». Quand donc sont apparues ces queer théories et de quoi s’agit-il ?
Marie-Hélène Bourcier. La théorie queer est née d’une culture activiste et d’une phase féministe critique dont Gender Trouble de Judith Butler est un témoin majeur. Elle est aussi indissociable du post-modernisme et de la place qu’il a dégagée pour l’affirmation subculturelle ou micro-culturelle, et ce bien avant les années quatre-vingt- dix. La France a volontairement loupé le « cultural turn » dans son ensemble : études culturelles, études sur les médias, théorie postcoloniale, pour ne pas parler du mouvement théorique féministe. À qui la faute ? À la morphologie du savoir français et universitaire caractérisé par son respect de la hiérarchie et du canon classique de la haute culture, mais aussi au partage disciplinaire antique qui structure nos pensées et au cloisonnement des sphères. Nos universités ne sont pas faites pour apprendre aux gens à vivre et à se construire mais à rationaliser, à défendre l’existence de savoirs dits objectifs et républicains. Cependant cela devient de plus en plus difficile de nier le caractère politique des savoirs que l’on nous transmet. Si la France a donc résisté, c’est elle pourtant qui a produit les penseurs capables d’ébranler sa splendeur structuraliste et universaliste : surtout Derrida, dont le potentiel déconstructiviste a pu se répandre ailleurs qu’en France, mais aussi Foucault, Deleuze et Wittig. L’ironie, c’est que la théorie queer est aussi une relecture et une repolitisation inattendue de ces penseurs.
Les auteurs queer, dans leur travail de déconstruction des normes, se sont d’abord intéressés à celles qui fondent nos identités sexuelles, puis à celles fondant nos identités de genre. Mais l’identité d’un individu ne se cantonne pas à ses pratiques sexuelles ou à son genre. Les queer théories mènent-elles aussi l’analyse sur d’autres constructions identitaires : l’ethnie, la classe ?…
Marie-Hélène Bourcier. C’est vrai que le point de départ de la théorie queer est la remise en question du couple normal-déviant et du binarisme de la différence sexuelle. Paniquant pour les uns, libérateur pour mal d’autres. Mais les politiques queer des différences s’ingénient à prendre en compte cet impératif d’ « intersectionnalité » de manière à ne pas reproduire l’obnubilation excluante sur un seul facteur de domination : les classes pour le marxisme et les politiques dites de gauche, le genre pour le féminisme et les politiques antisexistes, la race pour la « critical race theory » et les politiques antiracistes. L’un des grands chantiers de la théorie et des politiques queer, réalisé avec plus ou moins de bonheur, est ainsi d’essayer de prendre en compte les différents niveaux d’oppression sociale, économique et culturelle. Non de manière cumulative, mais en analysant en quoi là construction ou la production des genres de la race, des corps normaux et des nations sont indissociables.
L’application des queer theories en politique s’est surtout faite dans le cadre de luttes micropolitiques, pour tel ou tel groupe minoritaire. Au niveau d’une lutte politique plus large, quel peut être l’apport des queer theories ?
Tom de Pékin
Marie-Hélène Bourcier. J’aimerais répondre de manière assez longue pour ne pas dire programmatique à cette question. Première précision : l’originalité des politiques queer a été justement de ne pas défendre telle ou telle minorité ou identité minoritaire séparément, qu’il s’agisse de la femme, de la lesbienne, de l’homosexuel. Deuxième précision : on a beaucoup parlé de micropolitiques pour qualifier les champs d’application des politiques queer, en résonance avec la conception foucaldienne d’un pouvoir de moins en moins centralisé et juridique mais de plus en plus éclaté en une myriade de technologies de pouvoir, de pouvoirs savoirs qui disciplinent bio-politiquement les corps et génèrent plus de normes qu’une loi. Et on a eu raison. Cette stratégie marche. Des solutions inédites ont été trouvées pour assurer la survie et la célébration des corps queer en puisant dans les subcultures des minorités sexuelles et de genres (pédés, trans, travestis, intersexes, gouines, transgenres, drag king, séropos queercrip : handicapés queer) des années quatre- vingt-dix sachant que les pervers criblent l’espace urbain depuis le XIXe siècle. Théorie queer et mouvements queer se situent très exactement à la jonction entre l’analyse de la production du corps moderne et l’émergence revendiquée de corps postmodernes. On est ici dans de l’anatomie politique, très concrète, et bien au-delà de la question homosexuelle. Maintenant, vu le degré de fossilisation des politiques gay assimilationnistes officielles, les théories et les politiques queer sont nécessaires pour lutter contre la restriction et la segmentarisation de l’agenda politico-sexuel. On nous rebat les oreilles avec le mariage gay au point de faire oublier les politiques du mariage. Au point de se laisser embarquer dans une linéarisation des enjeux au tracé pour le moins troublant : après le mariage viendra l’inévitable homoparentalité. Mariage, famille, nation, telle est la sainte trinité familialiste vers laquelle nous entraîne cette reprivatisation inédite de la sexualité. Œdipe loves you ! C’est Deleuze et Guattari, Hocquenghem et Cressole qui seraient contents de voir les futurs parents gays s’employer à exhiber un « référent père » à côté des paillettes de l’insémination. Alors qu’il y a une multitude de registres de la masculinité avérés dans les cultures queer et que c’est une occasion rêvée de se défaire d’une conception expressive du genre ou causale du sexe biologique ! Comment est-on passé de la politique du triangle rose à celle de la triangulation familiale ? Quid de la distribution sélective des privilèges accordée par le mariage qui permettra de discipliner les exclus volontaires ou non du contrat marital ? Est-ce que l’on ne confond pas justice sociale et politique sexuelle ? Au lieu de considérer le mariage comme un aspirateur à droits sociaux en tandem, ne doit-on pas réfléchir à découpler justement justice sociale et justice sexuelle ? Pourquoi se brider l’imagination et l’efficacité politique au point de vouloir à tout prix intégrer un contrat singulièrement peu souple dans ses clauses et ses variantes ? Il faut supprimer la référence évolutive et l’impératif structural œdipien, surtout dans notre bonne vieille France lacanienne, véritable musée de la différence sexuelle ! L’œdipe, dont les critiques féministes et queer ont bien montré qu’il n’est en rien universel (pas plus que la prétendue loi de l’inceste d’ailleurs, désolée pour Françoise Héritier !), est un opérateur de ségrégation. De même que le mariage gay est un opérateur de discrimination, contrairement à ce que nous disent ceux qui nous le représentent comme la panacée de l’égalité ou le triomphe de l’amour ! Warner, Nadeau, Duggan ont raison d’insister sur le fait que le débat sur le mariage, outre qu’il obnubile l’espace public et masque la diversité des pratiques et des styles de vie gay, lesbien et trans, est mal posé.
Si l’on tient à un certain juridisme, ne faut-il pas plutôt demander à la loi de reconnaître d’autres formes de contrats pour reconnaître des formes d’intimité, d’alliance et non de filiation qui n’ont pas à payer le tribut de la différence sexuelle ? Quid des formes contractuelles et consensuelles, érotisées ou pas, nées des cultures SM, des formes de sexe en public ? Des réseaux de sociabilité nés de la lutte contre le sida ? C’est là que se situe le questionnement queer. Il faut procéder à un renversement copernicien et laisser tomber la lorgnette de l’homosexualité et de l’homophobie même si ça donne bonne conscience à tout le monde. Il faut décompacter l’agenda et plutôt s’inspirer de celui de la plate-forme des droits établi par le Collectif pour l’égalité des droits qui s’est monté en 2004. Significativement, cette plate-forme, riche et militante, évoque la réforme du Code civil, et pas seulement pour les trans. C’est de là qu’il faut repartir, en amont : en demandant une suppression du 1 et du 2 de la Sécurité sociale pour tous, et aborder la question des discriminations en termes de gender rights et non d’homophobie. Voilà qui concerne tout le monde transversalement.
Les queer theories entrent en contradiction immédiate avec les règles classique de la création artistique, l’imitatio naturae, de considérer qu’il n’y a pas de modèle naturel à imiter mais une construction performative. Dans le même temps, beaucoup de performers se disent aujourd’hui héritiers des queer theories…
Marie-Hélène Bourcier. Il y a pas mal de raisons à cette filiation revendiquée : la performance permet de relire et de resignifier en live, face à différents publics, un régime de représentation corporelle moderne, qui a globalement pathologisé les femmes mais aussi les invertis, les adeptes du plaisir anal, les anormaux, les personnes de couleur. Au lieu d’affronter les disciplines de la représentation dans leur découpage classique (sculpture, peinture qui ont pas mal donné dans l’imitatio, évidemment, mais aussi dans la narratio), les performers queer – et là il n’est pas souhaitable de dissocier art, vie, corps et politique, artistes et militants – ne cessent d’exhiber le caractère construit et non original des genres, des corps, des races des zones érogènes, du partage entre l’abject et le normal (je pense à la gynécologie postpornographique d’Annie Sprinkle, à l’anus solaire de Ron Athey, et aux irruptions antiracistes d’Adrian Piper dans les rues et les salons). Ce faisant, ils ne rejoignent pas la culture du theatro mundi (rien de plus antithéâtral finalement que la culture de la performance), et ils ne séparent pas sphère esthétique et sphère politique. La politique classique est une accumulation de performances catachétiques et autoritaires qui masque sa généalogie, sa dérivabilité et le fait que la forme performative peut faire l’objet d’appropriations populaires. C’est ce à quoi on assiste depuis les années soixante-dix aux États-Unis où les copies sans original font rire et pas seulement à Las Vegas. En France, ça commence, mais avec beaucoup plus de sérieux et comme le montre assez le film Podium, on voudrait nous faire croire que la performance est triste et qu’il faut lire tous les (grands) livres. Ce n’est pas vrai.
Entretien réalisé par Franck Delorieux et Jérôme-Alexandre Nielsberg
Août 2004