Comme vous le savez sans doute, 2010, c’était l’année de la biodiversité. Je parle à l’imparfait volontairement. A l’image des grands enjeux de ces dernières années, le rendez-vous biodiversité a suivi inexorablement le même scénario. On s’enthousiasme au début. Et à la fin on repart la tête baissée.
Aussi le sommet de Nagoya sonne le glas de la vieille polémique concernant le « coût de la nature« . Débat qui, comme le rappelle Patrick Blandin, date de quasiment un siècle.
Je vous invite à visionner l’intervention de ce professeur émérite au Muséum d’Histoire naturelle, lors d’un colloque Iddri filmé par la webTV terre.tv
Pour ceux qui préfèrent lire, je résume le propos.
En 1923, lors du premier congrès international pour la protection de la nature, Louis Mangin résume les raisons pour lesquelles nous devons préserver la biodiversité. Outre les hautes valeurs (esthétique, moral) il dit qu’il faut aussi mentionner les valeurs purement économiques. Mais en discours de clôture, le président de la LPO dit « les arguments économiques, ca ne marche pas» .
En 1948, Jean-Paul Harroy, premier secrétaire général de l’UICN, reconnaît qu‘il faut des arguments anthropcentriquement utilitaires pour convaincre les masses.
Jean Dorst, auteur de Avant que nature meure et vice-président de l’UICN constate que bien qu’ayant à disposition tous les arguments utilitaristes et rationnels pour sauver la nature, nous ne la sauverons que si nous lui donnons un peu d’amour…
Bref, ne nous illusionnons pas, l’argumentaire économique ne date pas d’aujourd’hui. Et si force est de constater que si les arguments moraux ont failli, les arguments utilitaires ont également failli.
Alors pourquoi s’obstiner à vouloir que les écologistes adoptent le langage des économistes pour sauver les meubles ? Allons-nous faire bégayer l’Histoire pour réaliser après coup, encore une fois, que la technique du pied dans la porte ne marche pas ? Les économistes parlent un langage qui, malheureusement, est de plus en plus déconnecté de la réalité.
Je crois que sur la question de la monétarisation des services rendus par la nature, il faut redevenir intransigeant. Non la nature n’a pas de coût. Non, il ne faut pas que le vivant rentre dans le marché. Comme le dit l’Institut Inspire, c’est bien au marché de rentrer dans le vivant.
Aussi, je rejoins tout à fait Patrick Blandin quand il dit que la crise de la biodiversité, le dérèglement climatique sont surtout révélateurs d’une crise éthique. C’est la crise éthique qui explique la crise écologique qui explique la crise économique, qui explique la crise sociale.
Et à l’origine de cette crise éthique qu’y a-t-il ? Là les réponses manquent !
Puisque l’on parle du Muséum National d’Histoire Naturel, peut-être avez-vous entendu parler de cette initiative qui consiste à demander à tous les citoyens de faire l’inventaire de la nature. Par exemple un programme appelé « observatoire des bourdons» où chacun peut rapporter ce qu’il a observé comme bourdon. Après le web 2.0, voici la science 2.0 !
Ca paraît bien sympathique au premier abord. On se dit que c’est une manière de sensibiliser et d’impliquer le grand public. Malheureusement, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Je vous livre cette lettre adressée au président du muséum, à propos du programme SPIPOLL et du programme Observatoire des Bourdons (merci Veolia !).
Lettre ouverte à M. Gilles Boeuf pour dire «Halte aux programmes pseudo-scientifiques» du Muséum National d’Histoire Naturelle
Monsieur le Président,
Le Muséum lance avec le label «2010 année internationale de la diversité biologique» une opération de Suivi Photographique des Insectes Pollinisateurs nommée SPIPOLL. Comme entomologistes attachés à l’analyse
scientifique rigoureuse, nous émettons un avis unanimement négatif sur ce programme. Nous sommes convaincus que la démarche du SPIPOLL est totalement en dehors de l’étude de la diversité biologique. Elle est dangereuse pour
la connaissance.UNE IMPOSTURE SCIENTIFIQUE
Tout dans le montage du SPIPOLL montre un amalgame volontaire qui mélange artificiellement la sensibilisation du public et la production de prétendues données scientifiques. La plate-forme du SPIPOLL fait croire au public qu’il peut identifier lui-même les insectes photographiés grâce à une aide en ligne. C’est impossible. Aucune donnée ne sera validée par les experts, ni même utilisable un tant soit peu, notamment parce que l’aide en ligne, aussi attrayante soit-elle, n’est absolument pas fiable.Cette aide en ligne peut aboutir, au mieux, à ce qu’un quidam est capable
d’identifier : une «forme d’insecte » qui ne correspond ni à une espèce, ni à aucune entité dont la donnée serait exploitable pour l’étude de la diversité biologique. Des expériences similaires menées au Royaume-Uni par
le «Bumble-bee Conservation Trust» et par «Buglife» ont déjà montré que les données issues de ces programmes étaient très largement inexploitables.UN PROGRAMME IMPROVISE SANS LES ENTOMOLOGISTES
Les initiateurs du SPIPOLL s’appuient sur l’expérience du programme de «Suivi Temporel des Oiseaux Communs» (STOC) qu’ils prétendent transposer aux insectes pollinisateurs. D’une part, cela démontre une grande méconnaissance de la faune pollinisatrice: les abeilles sauvages ne s’identifient pas comme les oiseaux. Elles comprennent beaucoup plus d’espèces sur le territoire de la France métropolitaine et leur systématique est bien connue pour être ardue en comparaison d’autres insectes.D’autre part, alors que le programme STOC est encadré par des ornithologues chevronnés qui notent la présence des oiseaux à partir de critères comme le chant, dans le cas de SPIPOLL le public est livré à lui-même sans validation par des experts. Cette absence de validation possible par des experts provient de ce que ceux-ci sont rares et occupés à
du travail scientifique, et parce qu’ils n’accordent pas la moindre confiance à une telle opération. Ceci explique peut-être qu’aucun spécialiste n’ait été intégré dans l’équipe de SPIPOLL. Tout indique que SPIPOLL est une opération déplacée qui n’a aucun fondement entomologique, ni dans son initiation, ni dans son déroulement, ni dans sa validation, ni dans son exploitation. Les contacts qui ont été pris entre des entomologistes et des représentants de SPIPOLL (Réunion d’Orsay, janvier 2010) ont montré une totale incompréhension de ces derniers vis-à-vis des
préoccupations et des nécessités du monde des insectes et de leur étude.C’est une opération de communication déguisée d’un vernis pseudo-scientifique qui ne peut produire aucune information utile ni sur la diversité des espèces, ni sur la richesse des communautés, ni sur la conservation. Elle ne peut mener rapidement qu’à une grande déception du public, dès lors qu’elle est dès le début mal accueillie par la communauté scientifique et associative et qu’aucun résultat tangible ne peut en être espéré.
UN GASPILLAGE DE FONDS PUBLICS
SPIPOLL détourne l’argent public qui aurait pu être mieux utilisé pour des études scientifiques réelles. La France a accumulé un retard considérable sur la connaissance de sa faune pollinisatrice. L’analyse de la diversité des insectes pollinisateurs devrait reposer sur l’identité des espèces, en associant au maximum les laboratoires compétents et les associations entomologiques efficaces. Malheureusement, ni ces laboratoires, ni ces associations n’ont reçu ne serait-ce qu’une fraction de la manne financière considérable dont bénéficie le programme SPIPOLL.Une autre opération, l’Observatoire des Bourdons, qui porte également le sigle du muséum est un programme de la même veine, qui est mené par une équipe sans expérience sur les bourdons. Il apparaît comme un support de
communication pour le groupe industriel financier VEOLIA, ici encore sans validation ni soutien scientifique.Nous remarquons, dans le même temps, que la section d’Entomologie du Muséum, et d’autres sections qui se consacrent à la surveillance efficace de la Faune et de la Flore, souffrent d’un manque de moyen flagrant. SPIPOLL et l’Observatoire des Bourdons dilapident des fonds dont la connaissance scientifique et la bonne vulgarisation manquent cruellement. Nous estimons que ces opérations nuisent fortement à la réputation, à l’image et au fonctionnement même du Muséum d’Histoire Naturelle.
Nous souhaitons, Monsieur le Président, attirer votre attention sur ces opérations initiées, au nom du muséum, vers des pseudo-sciences très loin des exigences de la bonne science et de la communication publique de qualité qui ont construit la réputation mondiale de l’institution dont vous avez la responsabilité.
Nous recommandons au muséum de mettre fin à ces opérations, ou, au minimum, de prendre des distances claires vis-à-vis de ces initiatives.
Prof. Pierre Rasmont
Directeur du Laboratoire de Zoologie de l’Université de Mons, Belgique Rédacteur-en-Chef des Annales de la Société entomologique de France.
Partenaire du programme européen STEP de surveillance de pollinisateursDr. Denis Michez
Chargé d’enseignement au Laboratoire de Zoologie de l’Université de Mons, Belgique
Membre du Conseil Supérieur Wallon de la Conservation de la Nature
Partenaire du programme européen STEP de surveillance de pollinisateursDr Nicolas Vereecken, Evolution Biologique et Ecologie, Université libre de Bruxelles
Stuart Roberts, président de BWARS, National Society dedicated to studying and recording bees wasps and ants in
Britain and Ireland
Partenaire du programme européen STEP de surveillance de pollinisateursBernard Vaissière, président de l’Observatoire des Abeilles, pour l’étude, l’information et la protection des abeilles sauvages en France
Partenaire du programme européen STEP de surveillance de pollinisateurs