Aloysius Bertrand par Augustin Daniel. 1875.

Par Bruno Leclercq

Louis Bertrand

Par une orageuse matinée de mai 1841, un corbillard de la dernière classe que suivait un seul homme, tête nue, se dirigeait vers le cimetière de Vaugirard. Les passants saluaient et ne se retournaient pas : c'était un inconnu qui avait fait son temps sur terre, un anonyme.
Le corps venait de l'hôpital Necker : là, sur un lit portant le n° 6, un jeune homme s'était éteint la veille dans les lentes agonie de la phtisie. C'était un grand garçon rêveur, à l'oeil mélancolique et d'où jaillissait parfois un rapide éclair. On l'avait inscrit sous le nom de Louis Bertrand, homme de lettres, né à Dijon.
Un seul visiteur venait souvent s'asseoir au chevet du moribond : la veille du grand jour fatal, il avait causé deux longues heures avec lui, se penchant jusqu'à sa bouche pour recueillir ses paroles, faibles comme un souffle, puis il l'avait quitté en disant : A demain. Le lendemain, il s'était heurté au portier : inutile d'aller plus loin, monsieur, le n° 6 vient de mourir, il est à l'amphithéâtre.
C'est au milieu de cadavres inconnus, dépecés, en lambeaux, que le visiteur que nous avons vu tout à l'heure sur le chemin du cimetière de Vaugirard, reconnut son malheureux ami. Il l'ensevelit dans un linceul qu'il envoya acheter, voulant éviter au cher mort le rude contact de la serpillière de l'administration, il le fit mettre dans un cercueil décent, l'accompagna à la chapelle de l'hôpital, et ne le quitta que quand il l'eût déposé dans la fosse. L'ami dévoué à qui Bertrand dut de ne pas passer par l'amphithéâtre de dissection avant d'aller au cimetière était David d'Angers.
David d'Anger connaissait et aimait depuis bien des années Louis Bertrand : il l'avait vu pour la première fois en 1829 chez Nodier, dans une de ses soirées de l'Arsenal où s'organisait l'armée romantique. Bertrand était alors un jeune homme replié sur lui-même et s'épanchant peu : « ses allures gauches, dit Sainte-Beuve, sa mise incorrecte et naïve, son défaut d'équilibre et d'aplomb, trahissait l'échappé de province. On devinait le poète au feu mal contenu de ses regards errants et timides... Quand à l'expression de sa physionomie, un dilettantisme exalté s'y combinait avec une taciturnité un peu sauvage. »
Quand son tour fut venu d'aller s'accouder à la cheminée et de lire, lui aussi, son sonnet ou quelque fragment de roman, - car on payait ainsi l'hospitalité de Nodier, - Bertrand se troubla. Il fallut l'aller chercher dans le coin où il se cachait, employé une douce violence pour l'amener au milieu du salon. Rougissant et d'une voix mal assurée il commença enfin :
« Le maçon Abraham Knupfer chante, la truelle à la main, dans les air échafaudé, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle de ses pieds et l'église aux trente arcs-boutants et la ville aux trente églises.
« Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abîme confus des galeries, des fenêtres, des pendentifs, des clochetons, des tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris, l'aile échancrée et immobile du tiercelet.
« Il voit les fortifications qui se découpent en étoiles, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours du palais où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l'ombre tourne autour des piliers.
« Les troupes impériales se sont logées dans le faubourg. Voilà qu'un cavalier tambourine là-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau à trois cornes, ses aiguillettes de laine rouge, sa cocarde traversée d'une ganse, et sa queue ornée d'un ruban.
« Ce qu'il voit encore, ce sont des soudards qui, dans le parc empanaché de gigantesques ramées, sur de larges pelouses d'émeraude, criblent de coups d'arquebuse un oiseau de bois, fiché à la pointe d'un mat.
« Et le soir, quand la nef harmonieuse de la cathédrale s'endormit couchée les bras en croix, il aperçut, de l'échelle, à l'horizon, un village incendié par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comète dans l'azur. »
A mesure que Bertrand avançait dans la lecture du merveilleux morceau que nous n'avons pu résister au plaisir de citer, ses yeux s'animaient, l'émotion brisait de plus en plus sa voix. Quand il eut achevé, quand Sainte-Beuve, prenant sa main, le sacra prosateur exquis et poëte impeccable, on s'aperçut qu'il n'entendait plus et ne pouvait répondre. Comme une petite fille, il s'était évanoui. Les nerfs des artistes leur jouent quelquefois de ces jours-là.
Louis Bertrand ne laissa qu'un livre : Gaspard de la nuit, fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, mais ce livre est un chef-d'œuvre. Il semble dit Charles Asselineau, qu'il ait vanné la langue pour n'en conserver que les vocables sonores et chromatiques. En effet, jamais écrivain ne sut mieux tirer parti d'un admirable instrument, jamais doigts plus savants ne parcoururent un plus harmonieux clavier.
Il est faux, cent fois faux de soutenir que le français, par sa clarté et sa transparence, est surtout fait pour l'abstraction et la discussion philosophique. Victor Hugo, depuis soixante ans, prouve que notre langue, diplomatique et internationale, peut être celle de Shakespeare et d'Eschyle, et à ceux qui s'obstineraient à dire qu'elle ne se plie pas aux sublimes exigences de la poésie, il suffirait d'opposer la Légende des Siècles ou, si l'on veut, Gaspard de la nuit.
Petits poëmes en prose, tel pourrait être le sous-titre du livre merveilleux de Louis Bertrand : il lui conviendrait aussi bien qu'au recueil de Baudelaire. Ce sont en effet de courtes pages où, en quelques lignes, tout un drame tient, tout un paysage est rendu avec une exactitude et une vérité de touche qui l'évoquent, pour ainsi dire. Un tel art fait penser à celui du graveur qui couvre une planche de noir et, par quelques éclaboussures de lumières, arrive à une incroyable intensité d'effet ; il a des procédés comparables aussi à ceux des gothiques et patients maîtres qui, au moyen âge, peignaient minutieusement les éblouissants vitraux de nos cathédrales. L'œuvre de Bertrand est moderne et, en même temps, aurait pu être rêvée aux jours évanouis des siècles passés. On dirait que le poëte a vécu jadis et qu'il se souvient.
On éprouve une singulière impression en se lisant à soi-même, et tout haut, Gaspard de la nuit. Il semble que tout un monde, familier autrefois et oublié se réveille. Les vieilles maisons de bois aux pignons aigus, aux petits carreaux à mailles de plomb, aux porches surbaissés, les maisons de nos pères, se relèvent et mordent le ciel de leurs bizarres architectures ; des villes comme on en voit en rêve, et comme nos aïeux en habitaient, se construisent au coup de baguette du magicien. Et puis ce sont des parcs aux étangs immobiles, aux voûtes sombres, d'où descend une terreur mystérieuse, de funèbres collines où le gibet se dresse, secouant son pendu, pendant que tourne la ronde des sorcières que le sabbat rassemble. Livre troublant et mystérieux qu'on ne feuillette pas le soir sans tourner plus d'une fois la tête pour voir si quelque hôte inattendu et indiscret ne suit pas les lignes par-dessus votre épaule.
Hélas le pauvre Aloysius (Bertrand aimait à romantiser ainsi son nom de Louis) est mort sans que son oeuvre ait été imprimée. Depuis de longues années, son manuscrit dormait chez Renduel, sous un couche de romans et de poëmes dont quelques-uns seulement on vu le jour. Un ami, un éditeur angevin M. Victor Pavie, le découvrit enfin ; Sainte-Beuve fit la préface, le volume parut, et... « ce fut un des plus beaux échecs dont les annales de la librairie fassent mention. » Le livre n'arrivait pas à son heure ; on avait vraiment souci en 1842 de poésie et d'art ! C'était le temps du juste-milieu, le temps des Guizot et des Cunin-Gridaine. Le bourgeois régnait ; on lui avait dit : Enrichis-toi, et il s'enrichissait, n'ayant pour les poètes qu'un sourire de pitié et l'hôpital. Ah ! Messieurs, vous vous permettez de n'avoir pas d'opinion sur le trois pour cent et de ne pas vous incliner devant le dieu million, qui a son temple, poncif comme il convient, place de la Bourse ; vous vous permettez d'être jeunes, d'être beaux, d'être libres, de chanter, d'espérer, de croire à l'amour et à l'idéal, eh ! bien, crevez. On crevait.
Tout à l'heure, dans le silence de la nuit, mon cher Aloysius, j'ouvrirai ton Gaspard, et nous partirons tous deux pour le monde des illusions, qui sont peut-être, comme Edgar Poë l'a cru, les seules réalités. Nous rebrousserons chemin, nous remonterons les temps, nous pousseront une pointe en plein moyen âge, nous rêverons ensemble. Et puis un jour, quand il y aura des fleurs sur les tombes, j'irai, ton livre dans la poche, au petit cimetière de Vaugirard. Je ne chercherai pas à savoir dans quel coin tu dors, on ne pourrait me répondre, mais je m'arrêterai à la pierre la plus humble et la plus abandonnée, et là, ton ombre de poëte m'enveloppant, je lui demanderai si ce n'est pas payer trop cher d'une agonie sur un lit d'hôpital la gloire d'avoir fait une belle œuvre. Ton ombre m'écoutera, et je l'entendrai, j'en suis sûr, dans le murmure apaisé du feuillage, me répondre : « Non ! »

Augustin Daniel.


Le Réveil
, littéraire et artistique, n° 8, 18 décembre 1875.
Association pour la mémoire d'Aloysius Bertrand.
Le Réveil, littéraire et artistique, hebdomadaire, rédacteur en chef : Hippolyte Buffenoir. 1er novembre 1875 - 15 janvier 1876.
On retrouve Hippolyte Buffenoir sur Livrenblog dans : Le Pierrot, La Poésie Moderne, La Revue d'Art.