Fracture scolaire et sociale : la France des métropoles contre la France périphérique

Publié le 28 octobre 2010 par Jean-Philippe Huelin

La France «périphérique» a de quoi se révolter: fractures territoriales, fracture scolaire, forte désindustrialisation… Autant de dénominateurs qui poussent leur population à condamner la réforme des retraites. La preuve, pour Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, co-auteurs de « Recherche le peuple désespérément », d'un profond malaise social.
En pleine crise sociale, sans doute est-il utile de revenir à quelques causes structurelles de ce malaise. A y regarder de près, la France « périphérique », celle qui concentre ouvriers et employés, a manifesté en masse : 10 000 personnes à Belfort, 3 000 à 4 000 au Creusot, des villes industrielles où la conscience de la concurrence internationale est, plus qu’ailleurs, aiguë. Le prompt renfort des lycéens et étudiants a donné aux manifestations une autre dimension. La colère des Français est à la confluence de plusieurs phénomènes : la désindustrialisation, le déclassement, la précarité, la peur de l’avenir composent un mélange explosif dont nous peinons à mesurer les effets. Les manifestations lycéennes, si structurées que puissent l’être des manifestations de jeunes de 17 ans, traduisent quant à elles une source d'angoisses, voire un rejet des inégalités scolaires, révélées par un ouvrage intitulé « Atlas des Fractures scolaires en France » (Autrement, septembre 2010) co-écrit par deux géographes, Patrice Caro et Rémi Rouault. Ce travail complète la compréhension que l’on a pu acquérir de la géographie sociale française grâce à Christophe Guilluy et Christophe Noyé et leur « Atlas des nouvelles fractures sociales » (Autrement, 2005). On ne sait si le gouvernement a bien pris la mesure de l’explosion de ces inégalités scolaires qui rendent de moins en moins supportable un chômage des jeunes de moins de 25 ans de l’ordre de 24%.
On le sait, le débat sur l’éducation est empreint de la querelle entre pédagogies constructivistes et tenants d’un structuralisme plus enclin à voir dans la transmission des savoirs et le rôle du magister l’une des clés pour faire progresser l’école de la République. Si cette question demeure essentielle, il ne peut être question de se dispenser d’une analyse géographique de la question scolaire en France. Celle-ci fait apparaître que les difficultés économiques et sociales de la France périphérique sont doublées par d’évidentes difficultés scolaires. Les fractures spatiales et sociales du territoire sont ainsi, à l’évidence, combinées à d’importantes fractures scolaires. N’est-ce pas là qu’il faut chercher les causes du malaise estudianto-lycéen et de la radicale colère d’un grand nombre de Français ?
Certaines cartes de cet atlas illustrent ces inégalités scolaires. Pourquoi réserver les sections européennes à certains établissements des centres-villes ? On connaît mieux aujourd’hui le « délit d’initiés » de certains qui choisissent les langues de leurs enfants pour maintenir un « entre-soi » social, gage, croient-ils, de réussite scolaire. Autre (bon) exemple, le chinois, langue de la puissance démographique et économique, n’est enseigné que dans quelques métropoles. On comprend évidemment que le manque d’enseignants ne permette pas une allocation égalitaire des postes, mais il est remarquable de constater que les lycéens de la France périphérique sont totalement privés de l’apprentissage d’une langue qui risque de devenir discriminante. Privez la France périphérique d’enseignement du Chinois et nos commerciaux de 2020 seront le fruit d’une reproduction sociale comme rarement il y en a eu. Le latin, lui-même, décrié comme élitiste, demeure l’une des options choisies pour accéder à des formations « d’élites » par beaucoup de lycéens de province (en particulier dans le Sud-Ouest). Cassez le latin et vous augmenterez les inégalités. On pourrait multiplier les exemples liés aux sorties précoces du système scolaire, aux inégalités devant l’obtention des diplômes, au chômage des jeunes diplômés. Notre école fonctionne à deux vitesses. La France aussi. Et c’est ce qui explique la force du mouvement social, salarié, étudiant ou lycéen, dans la « France périphérique ».
La géographie sociale et scolaire de notre pays aide à mieux comprendre comment la société française réagit à une réforme comme celle des retraites. Que des lycéens de 17 ans manifestent pour la retraite à 60 ans traduit moins leur souhait d’atteindre rapidement la retraite que leur angoisse de ne pouvoir accéder au monde du travail. La France est, dans son ensemble, traumatisée par la désindustrialisation massive du pays, dont le libre-échange est une des causes majeures. Elle l’est tout autant par le chômage des jeunes qui a atteint un taux record. Elle l’est par le déclassement, qui sape les fondations de l’édifice républicain. En ce sens, les lycéens et étudiants n’ont pas besoin d’être « manipulés » par les syndicats ou les partis. Ils sont le simple reflet d’un malaise social.
Jusqu’ici, la droite avait le quasi-monopole de la définition de l’imaginaire collectif et parvenait à créer autant de fausses consciences que l’état de la France le demandait. Ce monopole, elle peut le perdre. Mais, pour la vaincre, il faudra à la gauche le soin d’établir un projet alternatif « crédible », c'est-à-dire moins raisonnable qu’inspiré par la raison et la compréhension de la globalisation (dans un contexte de chute programmée du dollar). Ce projet doit en tout domaine définir une nouvelle égalité entre les citoyens pour retisser des liens entre classes sociales qui se tournent le dos de plus en plus, à l’École comme dans la société. Il lui faudra aussi contribuer à bâtir des représentations collectives alternatives à celles véhiculées par la droite. Il y a encore du travail…
Gaël Brustier & Jean-Philippe Huelin - Tribune | Jeudi 28 Octobre 2010
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