Qui en doute est malade. Qui est malade est soigné. Qui est incurable est exécuté.
Micael, l’électronicien, rêve pourtant de la Terre du passé, de l’océan, de la nature qu’il a découverts à travers un film vieux d’un siècle. Il fuit.
Et Jason, l’historien, armé par son savoir contre tous les tabous anciens, redécouvre de son côté un sentiment proscrit, la jalousie.
Dans ce roman, qui reste peut-être son œuvre la plus aboutie à ce jour, Robert Silverberg nous dépeint un univers devenu en quelque sorte concentrationnaire en extrapolant les développements possibles de cet urbanisme vertical propre à l’Amérique mais aussi du concept de l’Unité d’habitation échafaudé par Le Corbusier. Je rappelle brièvement que cette verticalité reste la meilleure solution au gaspillage des surfaces arables suite à la croissance des villes, en « superposant » en quelque sorte les habitations comme les magasins de la même manière qu’on superpose les étages dans les maisons individuelles – c’est le principe du building, ou gratte-ciel, mais aussi du centre commercial. Par la suite, de nombreux théoriciens – urbanistes comme architectes – continuèrent à développer ces idées ; on peut citer en particulier l’exemple de Paolo Soleri et de ses arcologies dont il explique les tenants et les aboutissants dans un ouvrage publié pour la première fois en 1969.
Les Monades urbaines que nous décrit ici Silverberg reprennent une partie seulement des travaux de Soleri : ces Unités d’habitation de mille étages, des espèces de villes verticales où les buildings ont été empilés les uns sur les autres si vous préférez, accueillent chacune en leur sein près d’un million d’habitants – plus une centaine de naissances chaque jour. Toute cette promiscuité entraîne donc un bouleversement radical des modes de vie. L’intimité, par exemple, y a presque disparu, et comme il y a à présent bien assez d’espace pour chacun la démographie ne tolère plus aucune limite : l’espace dorénavant asservi permet à chacun de se reproduire selon ses envies, de laisser libre cours à ses pulsions ; ainsi devient-il de bon ton de ne plus refuser quelques avances à caractère sexuel que ce soient. Chaque soir, les hommes errent dans les couloirs de ces colossales cages à poules, tapant aux portes des appartements pour que lui offre son corps l’épouse d’un mari qui se livre à la même activité nocturne…
À travers sept récits qui sont autant de facettes de ce cauchemar concentrationnaire, Silverberg nous livre deux avertissements précieux. Le premier concerne cette itération du collectivisme que représentent de tels projets d’urbanisme où le rationnel le dispute à l’humain : nul besoin en effet d’y regarder de près pour y distinguer les excès typiques de la planification quand elle se voit poussée à son extrême ; et que des projets comparables, dans leur essence, aient été échafaudés, au cours de la réalité historique récente, par des concepteurs nés au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, c’est-à-dire pendant l’heure de gloire des idées marxistes, n’est bien sûr pas un hasard : on retrouve bien dans de telles idées une volonté de construire une forme d’utopie urbaniste qui défie le bon sens – je veux dire par là qui s’oppose radicalement à la réalité de cette nature humaine par essence affamée de liberté, c’est-à-dire de ce besoin de s’affranchir de la proximité des autres pour mieux se débarrasser de leur influence.
Le second avertissement, un peu plus surprenant, concerne ce qui prend tout l’air d’une critique de cette liberté sexuelle typique de l’époque où Silverberg écrivit ce roman. En décrivant une civilisation toute entière tournée vers une liberté totale d’aimer physiquement, l’auteur nous montre surtout les limites d’une telle banalisation : en dévoyant ainsi l’acte d’amour, celui-ci perd tout son sens ; il ne devient plus rien d’autre qu’une manière de se débarrasser de la tension permanente, de la pression d’un « vivre ensemble » abâtardi jusqu’à l’aberration ultime de la fourmilière : en fait, cet amour-là se trouve ici réduit à son essence reproductrice dans tout ce qu’elle a de plus animale, mais aussi à son effet apaisant de « fix », c’est-à-dire de dose d’une drogue tout ce qu’il y a de plus naturelle mais qui produit elle aussi une accoutumance pernicieuse – c’est-à-dire un moyen de contrôle pour mieux asservir des populations immenses qui autrement refuseraient bien sûr un tel mode de vie.
Ainsi Les Monades urbaines mérite-t-il de figurer parmi les plus grands classiques de la fiction spéculative : en concentrant son propos sur l’aspect social de son idée de départ plutôt que sur ses éléments techniques, et en les développant avec une telle maestria à travers une réflexion sur certains des excès les plus regrettables de la nature humaine, ce roman démontre une qualité littéraire qui ne rougirait pas de la comparaison avec des chefs-d’œuvres de la dystopie comme Le Meilleur des mondes ou 1984.
Les Monades urbaines (The World Inside), Robert Silverberg, 1971
Livre de poche, collection SF n° 7225, août 2005
256 pages, env. 5 €, ISBN : 2-253-07225-7
- d’autres avis : nooSFère, Quadrant Alpha, La Conquête de l’espace
- Majipoor.com : le site quasi officiel de Robert Silverberg