Piotr, le marchand de tissus de la Grande Rue est un fidèle client de la taverne des Trois Couronnes. Il y passe le plus clair de son temps, surtout depuis que son fils, l’aîné, a décidé de reprendre l’affaire familiale. Les autres clients l’appellent – entre eux – « le gros Piotr » mais ils y mettent une intonation amicale qui éloignent toute idée de grossièreté ou d’injure, et il y a fort à parier que si notre marchand était au courant de ce surnom qu’on lui donne, d’ailleurs rien n’interdit de penser qu’il le sache, il serait le premier à en rire, de son gros rire gras et sonore qui fait tressauter sa bedaine difficilement contenue dans son gilet de soie verte.
Tous les jours, sauf le dimanche, car comme il aime à le rappeler « Si Dieu a pensé qu’il était bon de faire une pause ce jour-là, je n’irai pas contrevenir à la décision divine ! ». Le dimanche comme tout bon paroissien, accompagné de sa femme et de leurs deux enfants, il se rendait au temple écouter le sermon du pasteur. Ce discours il le ressasserait toute la semaine, essayant d’en retirer tout le bénéfique enseignement qui guidera sa vie et celle des siens. Après l’office, suivrait le repas soigné et copieux préparé par la vieille servante, ensuite il se retirerait dans son bureau mettre à jour le livre de comptes avant de s’abandonner à une longue sieste réparatrice d’on ne sait quels maux, sous la douce bienveillance des nombreux ouvrages de sa riche bibliothèque. En fin d’après-midi, selon la saison, avec sa femme ils iraient faire un tour en ville à pas comptés, saluant un notable par-ci, salués par un manant par-là, ou bien ils resteraient au coin de leur cheminée ronflante à discuter avec un parent ou ami de passage.
Le reste de la semaine, Piotr ouvrait tôt le matin la boutique avec son fils, déballait les pièces de tissus de drap lourd ou de velours sur la grande table afin que les clientes en admirent dès leur entrée la chatoyante texture. Quand tout était en place, sans même attendre la première chalande il s’absentait sans aucune explication – puisque tous savaient où il allait – et filait aux Trois Couronnes. Sa table était toujours libre par une sorte de tacite accord, tout comme son bock bien frais et sans mousse que lui apportait la souillon, sans même avoir à lui demander ce qu’il désirait. Piotr n’était pas avare de ses mots mais « Pourquoi dire ou répéter ce que tout le monde sait déjà ? » lâchait-il parfois quand un inconnu ou un voyageur de passage l’obligeait à rompre cette règle.
Ainsi s’écoulait ici, tranquille, la vie du « gros Piotr », son bock bien frais dans une main, sa pipe bien chaude dans l’autre, écoutant les uns et les autres racontant les potins de la ville. Souriant à un bon mot, explosant de rire à une gaudriole, l’attitude toujours appropriée à la situation mais ne distillant que très rarement son verbe précieux.
Edouard Manet Le Bon Bock 1873 - Huile sur toile 94 x 83 cm - Philadelphia Museum of Art