Phénoménologie de la mort. Note sur Heidegger, 2.

Par Marcalpozzo

2. L’analyse ontologique de la mort

Avant même de traiter ontologiquement de la mort, il fallait pour Heidegger dire que la mort est programmée en tout être vivant, voire même en tout étant quelle qu’en soit la nature, en ce monde. Et si l’interprétation ontologique heideggérienne vise spécifiquement le Dasein lui-même, c’est parce que la mort, le trépas, au-delà d’une analyse purement biologique et médicale, ne peut être simplement interprétée au sens du « mourir » qui, sur le plan existential, n’est en aucun point synonyme de « décéder ». Si l’on peut parler de fin de la vie pour une mouche ou une étoile par exemple, difficile en revanche d’utiliser une terminologie similaire pour exprimer la mort du Dasein. Périr (veranden) étant le fait du vivant, décéder (ableden) ne peut être que l’existus du Dasein dans le mourir (sterben) qui est le mode d’être en lequel le Dasein est pour sa mort.

Aussi, l’analyse ontologique à laquelle Heidegger se livre, ne prétend point embrasser toutes les thèses religieuses ou superstitieuses, qu’elles soient croyantes ou animistes, portant sur la perpétuation de l’âme au-delà du corps. La méthode philosophique, ayant pour vocation de dire ce qu’est le réel, ne dispose pas de moyens suffisamment efficaces et fiables pour livrer une analyse objective à ce sujet. Il s’agit donc de conserver notre analyse existentiale de la mort, au niveau de l’analyse ontologique.

Il s’agit également de comprendre que l’être-pour-la-mort existe dans un rapport à la fin. Il ne faudrait céder à la métaphysique qui voit en la mort, un aspect majeur du Mal en ce monde. Il s’agit de s’en tenir à un rapport du Dasein à la mort à partir du souci, c’est-à-dire comme être possible, être jeté, être déchéant.

  

Aussi, avoir à être, qu’est-ce pour Heidegger, si ce n’est avoir à mourir ? Durant toute notre existence, nous vivons dans l’attente de la mort. Car, la mort nous attend. Non comme un événement anodin bien entendu, mais comme l’événement qui n’a certes pas encore eu lieu, mais qui est programmé, dès le commencement de la vie, pour chacun d’entre nous. Considérons donc que la mort est un mode d’être. Aussi est-ce sur ce mode d’être que surgit le « pas-encore ». Ça n’est pas encore la fin. Mais elle est là, inscrite en nous, et, tôt ou tard, il n’y aura pas moyen de l’esquiver. C’est ainsi que le dit Heidegger, lorsqu’il écrit : « La fin attend le Dasein, elle le guette. »[1] Concrètement, si le phénomène de la mort est en l’homme, cela signifie que la menace de la mort peut à tout moment de notre vie se réaliser, se transformer en une fin abrupte et bien réelle. Il parait clair, qu’à la différence de Sartre, Heidegger n’évite pas l’idée de la mort. Au contraire, il l’affronte. Il la présente comme une « imminence », non au sens d’un orage ou d’un déménagement qui pourrait être imminent, mais comme une possibilité indépassable. La mort attend le Dasein. Elle est l’anéantissement de toutes ses possibilités. Et le Dasein ne peut se substituer à cette mort annoncée. Il doit au contraire l’accueillir comme étant sa propre possibilité, et qu’aucun autre ne pourrait accueillir à sa place.  

La mort, pour le Dasein, est ce « rendez-vous avec lui-même » (SZ, 250, trad. Vezin). Elle est ce rendez-vous prévu dès le commencement. Et il n’y aura là aucun choix. Il faudra mourir. La mort aux limites du chemin est si certaine que l’on pourrait imaginer l’histoire du Dasein comme la chronique d’une mort annoncée. C’est la promesse toujours imminente pour le Dasein de ne pouvoir échapper à la possibilité prochaine de ne plus être là. Lorsque Heidegger dit que « la mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein »[2], ce qu’il faut traduire, c’est justement le caractère indépassable de cette possibilité. C’est la possibilité de mon impossibilité à me défaire de ma mort. Et autrui ne pourra rien pour moi. Car, être pour la mort, c’est précisément être au-devant-de-soi. Ce devancement de soi étant caractérisé par le souci. C’est-à-dire cette relation privilégiée que j’ai avec moi-même, et qu’aucun autre ne peut avoir. Comme être-jeté, je suis un être-au-monde, jeté dans l’être-pour-la-mort. Or, cet être-jeté-pour-la-mort se révèle dans l’angoisse. On voit ainsi que le souci est inséparable de l’angoisse. Mais plus encore, on voit que l’angoisse est cette tonalité affective que j’ai avec la mort. Moins comme peur du décès, c’est-à-dire disparition biologique, qu’à la manière du n’être-plus-au-monde, et de cette possibilité existentielle de se tenir face à la mort. Cette mort est la mienne propre. Ma mort s’explicite comme être-au-monde, et se fonde dans le souci. L’angoisse est ainsi le vrai révélateur du mourir. Fondé dans le souci, le mourir va me demander de le mettre en question. Quel sens puis-je trouver à la mort ? Comment puis-je la penser ?

Plusieurs possibilités existentielles se présentent dès lors à moi : accepter le savoir de mon être-pour-la-mort ou le fuir, c’est-à-dire me placer auprès-des-choses.

Dans la déchéance, l’être quotidien absorbe la mort. Bien sûr, il n’y a pas de causeries publiques qui sachent évacuer le fait de la mort. Nous mourrons tous, c’est avéré. Mais, dans la préoccupation, on meurt en se tenant auprès des choses. C’est-à-dire que le « On » interprète le fait de la mort à partir des choses de la vie quotidienne. Donc, on meurt au sens où personne ne meurt. La mort d’un proche ou d’un inconnu est un événement qui atteint certes le Dasein, mais à la manière d’un non-événement. A qui appartient cette mort ? Proprement à personne. « La mort, dit Heidegger, fait encontre comme un événement bien connu, survenant à l’intérieur du monde. Comme telle, elle demeure dans la non-imposition caractéristique de tout ce qui fait quotidiennement encontre. »[3] Dans la quotidienneté, on fait ainsi l’expérience de l’angoisse de la mort sur le mode de la fuite. Mais cette fuite de la mort est en même temps une reconnaissance de la mort. L’angoisse de la mort amène le Dasein auprès de lui-même. Néanmoins, le parler quotidien inverse étrangement la proposition, accusant ainsi la pensée de la mort d’être elle-même une fuite. L’angoisse de la mort devient peur de la mort. La lucidité face à la mort est prohibée par le « On ». En réduisant abusivement l’angoisse de la mort à une peur de la mort, le parler quotidien la transforme en une faiblesse coupable. Car lorsqu’on est « sûr de soi », on admet qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur de la mort. Le soi-même n’a donc pas disparu de la fuite, mais il se laisse dissoudre dans le « On ». Il adopte une attitude de profonde indifférence face à la mort. Quand on meurt autour de moi, la plupart du temps, je me rassure. Oui. Bien sûr. On meurt. Telle ou telle personne ne vient-elle pas de mourir ? Certes. Mais moi, je suis encore là, et surtout, je suis encore jeune. J’ai donc le temps. En quoi la mort me concernerait-elle ? Les paroles faussement rassurantes, les consolations convenues suffisent à me voiler cette mort ; il n’est pas impossible non plus que l’on voie dans la mort un désordre social ou une indélicatesse de la part du défunt. On demeure donc pudique face à elle, discret, et réservé. Heidegger accuse ceux qui parlent et minimisent la mort, d’en réalité tenter de se tranquilliser. On se protège en interdisant la pensée de la mort. On étouffe le courage de l’angoisse de la mort. On l’esquive en « ré-interprétant » la mort. On « la comprend inauthentiquement et la voile » (SZ, 254, trad. Martineau).

Nous l’avons désormais compris, on accepte l’idée de la mort. Evidemment, on accepte qu’on devra bien mourir un jour. Mais la quotidienneté bavarde. Elle n’affronte pas la mort. D’ailleurs, ce sont toujours les autres qui meurent. On transforme ainsi cet événement en un événement intramondain. Je peux toujours mourir, mais à l’instant, ça n’est pas moi. C’est une réponse que l’on donne à la mort. Elle ne vaut néanmoins que sur le registre inauthentique : besoin de consolation, paroles apaisantes, voile pudique posée sur l’événement à peine survenu. On est certain de la mort dans la quotidienneté. Mais cette certitude est essentiellement empirique. On sait qu’on va mourir parce qu’on a vu l’autre mourir. Cette relation que l’on tient avec la mort n’est pas une relation authentique ; elle est une relation de fuite. Car elle est vécue sur le mode d’une échéance toujours repoussée, toujours renouvelée.

3. L’expérience de la mort authentique

Il y a pourtant une autre attitude possible. On peut se tenir au plus près de la mort. C’est-à-dire qu’on peut se rapporter « authentiquement à sa fin » (SZ, § 53, 260, trad. Martineau). Désormais, pour sortir de la fuite de la mort, il faut se tenir dans une relation a priori avec elle. L’ouverture à la mort du Dasein doit être une relation de compréhension « affectée ». Ce qui signifie que notre relation authentique à la mort doit être à rebours de cette occultation de la mort, par l’esquive et le bavardage qu’opère le « On ». En tant qu’être affecté, le Dasein détourne son regard de l’apparaître, pour opérer un retour en soi. Regarder la mort en face signifie s’extraire de l’approche doxique de la mort. On ne se rassure plus, en pensant la mort sur un plan purement évasif ; on pense la mort, sur le mode questionnant, en soutenant la certitude de la possibilité de la mort à tout instant. Le phénomène de la fin frappe notre pensée. Penser la mort fait de notre certitude de soi, une certitude de la mort. A présent, le Dasein ne cherche ni à fuir ni à dissimuler la certitude de sa mort. Refusant désormais d’esquiver cette certitude, le Dasein s’approprie enfin son propre soi ; il se possède à présent ; il laisse entrer dans son existence son ultime dépossession. Il n’est plus affaibli par cette possibilité. Il soutient un rapport propre à la mort.

Se poser dans le monde comme être-pour-une-possibilité, c’est accepter l’idée de l’attente. C’est un rapport d’anticipation à la mort. Ça n’est donc pas considérer la mort comme une possibilité possible, mais une réalité possible à laquelle on s’attend. Ce qui est bien différent. A l’inverse de l’attitude inauthentique qui évite systématiquement l’idée de la mort[4], l’attitude authentique du Dasein le pousse à se rapporter proprement à sa mort. Cela consiste à devancer ce possible en assumant pleinement sa mortalité, comme étant à la fois une possibilité absolue et indépassable.

Aussi, l’idée d’indépassabilité de cette « possibilité la plus propre du Dasein » (SZ, 263, Trad. Vezin) qu’est la mort, est certainement, comme le dit Jean Greisch, synonyme de liberté finie[5]. En effet. Car, accepter la mort selon Heidegger, c’est l’accepter comme don de soi. C’est-à-dire, tel qu’il l’écrit, c’est « renoncer à soi-même ». C’est accepter la possibilité de son impossibilité. Donc, accepter de vivre finiment. Ce qui veut dire qu’il nous faut comprendre notre être comme limité. Il nous faut exister dans la perspective de cette limite. On peut ainsi dire que le Rien est pensable dans la mort. C’est-à-dire qu’on peut penser l’anéantissement. Cette idée, Heidegger la découvre, dans le phénomène de l’angoisse. Depuis Aristote, la philosophie occidentale considérait le ne-pas-être encore ou le ne plus-être comme impensable. On a à présent le sentiment que l’angoisse heideggérienne nous lance un défi : et si vous pouviez enfin penser le Rien, questionner ce qui, jusqu’ici, était considéré comme corrompu par le temps, usé, sans acuité : le néant. Et si par la mesure du présent, le Rien temporel était désormais pensable ?

Accepter la possibilité de la mort, c’est donc l’accepter comme « esseulante », c’est-à-dire que la possibilité de la mort est toujours ma propre possibilité ; elle me coupe des autres hommes qui ne pourront jamais faire l’expérience de ma propre mort. Je serai toujours résolument seul face à ma mort.

De fait, si l’on résume la structure existentielle de l’être-pour-la-mort, on trouve que le concept de la mort est pour le Dasein, sa possibilité la plus propre, sa possibilité indépassable, un esseulement, une certitude et une indétermination. Or, lorsque le Dasein a accepté de faire face à cette totalité, il aperçoit soudain s’illuminer le vrai visage de la mort. Et c’est dans ce visage qu’il peut faire l’expérience de la menace. Or, quelle autre affection peut bien tenir cette ouverture sur la menace de la mort, si ce n’est l’angoisse. L’angoisse transporte le Dasein devant le « rien de la possible impossibilité de son existence. »[6] Concrètement, dans sa compréhension de la mort, – qui est un mode de l’affection –, le Dasein pose la possibilité de son mourir sans pour autant le réaliser ; ça n’est donc pas une compréhension de l’instant de la mort, mais un devancement qui me redonne le monde. Je peux désormais délimiter toutes mes possibilités. En d’autres termes, je me rapporte au possible en tant que possible. Je ne pense plus mon existence à l’égard de l’existence mais à l’égard de la mort. Voilà pourquoi, en tant qu’être-pour-la-mort, je suis essentiellement angoisse (SZ, 266).

« Il est maintenant possible de résumer ainsi notre caractérisation de l’être pour la mort authentique existentialement projeté : le devancement dévoile au Dasein sa perte dans le On-même et le transporte devant la possibilité, primairement dépourvue de la protection de la sollicitude préoccupée, d’être lui-même – mais lui-même dans la LIBERTE POUR LA MORT passionnée, déliée des illusions du On, factice, certaine d’elle-même et angoissée. »[7] Pour finir sur la mort, tâchons d’interpréter cette longue phrase de Heidegger. Jusqu’ici, le Dasein refusait d’affronter la mort de face ; mais il lui était nécessaire de sortir des vapeurs rassurants du « On » pour accueillir en soi, dans sa solitude et son arrachement au monde des illusions, la liberté de la mort que Heidegger assimile à une passion. Est-ce pour souligner la nuance de passivité inhérente au passage de l’inauthenticité à l’authenticité, et l’idée de vive intensité inhérente à la passion de la vérité. Il me semble qu’on ne saurait résister, dans cet élan spontané, à accueillir la liberté, ou plutôt la libération qu’accorde la compréhension véritable de la mort. Cette compréhension est alors ouverture vers son « soi », c’est-à-dire son authenticité.

(Paru dans Les carnets de la Philosophie, n°14, oct-nov-dec 2010)



[1] SZ, § 50 (250), trad. F. Vezin.

[2] Idem.

[3] SZ, § 51, (253), trad. E. Martineau.

[4] On pourra également constater avec Sartre qui, dans son Être et le Néant, nie la réalité de la mort, qu’il a lui-même trouvé là un moyen de la mettre de côté, et ainsi de l’esquiver.

[5] J. Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation de Sein und Zeit, Paris, coll. « Epiméthée », PUF, 1994, 2003, p. 281.

[6] SZ, (266), trad. E. Martineau.

[7] Idem.