Prenons un instant de réflexion. En ce début de XXIème siècle, avons nous érigé en vertu la seule poursuite de l’intérêt matériel personnel ? Cette quête est elle tout ce qu’il nous reste comme objectif collectif ?
Obsession de la création de richesse dans une croissance infinie, culte du secteur privé, dédain à l’égard du secteur public, admiration sans borne pour les marchés libres de toute entrave… voilà ce qui caractérisera ce début de 3ème millénaire.
La crise de 2008 avait bien remis quelques pendules à l’heure : l’Etat comme rempart à la faillite du secteur privé. Mais quelles leçons ont été depuis tirées ? Combien de G8, G20 faudra t-il, ballet luxueux de politiques inconsistants, dont on ne sait si leur inactivité notoire est le reflet d’une impuissance globalisée ou d’une réelle complaisance à l’égard d’intérêts privés.
Ces aspects remettent au premier plan le concept de l’Etat providence, dans lequel l’Etat et le secteur public retrouveraient leur rôle originel de préservation de l’intérêt collectif.
La remise en cause de la pérennité de ce modèle de « société assurantielle » trouve, selon certains auteurs, sa justification dans l’explosion du chomage et de nouvelles formes de pauvreté. Mais ne serait ce pas le simple corolaire du transfert de pouvoir public/privé qui pourrait l’expliquer à lui seul ?
Jamais l’Etat providence n’a été aussi populaire auprès de ses bénéficiaires : nulle part en Europe les électeurs ne sont favorables à la suppression des services de santé publique, de l’éducation subventionnée, des transports publics ou autres services essentiels à la vie quotidienne. Or, ces principes de bon sens ne serait l’apanage que de gauchistes, de pauvres gens irréalistes, de syndicalistes d’arrière garde ou encore d’une presse extrémiste, pour ne pas dire indépendante. La pensée unique, seule autorisée, vidée de tout sens à force d’être martelée : mérites de la réglementation, du désengagement de l’Etat, d’une faible fiscalité…
Tout ce que le secteur public fait, des personnes privées peuvent faire mieux.
Tout ce que des entrepreneurs individuels faisaient, des multinationales au pouvoir concentré demain le feront mieux.
Les 30 dernières années ont été le témoin d’un changement radical de mentalités à travers le culte du secteur privé et de la privatisation. Transports, hôpitaux, écoles, poste, sécurité, prisons, police, culture, énergie, autant de services s’accommodant mal de la recherche du profit qui ont été progressivement déréglementées et transférés par tronçons ou sans leur intégralité vers des entreprises privées. Et ce sans aucun avantage pour la collectivité, que ce soit en terme de cout ou de qualité.
Nos fonctionnaires sont devenus les soldats d’exécution de leur propre démantèlement. Chaque nouvelle loi semble précipiter un peu plus la faillite de la conception originelle de l’Etat. Or, « une addition d’intérêts particuliers ne donnera jamais pour somme l’intérêt général et à plus forte raison, la réussite des formations les plus puissantes ne saurait garantir que l’intérêt de tous sera sauvegardé. Cette tâche, c’est à l’Etat qu’elle incombe ». De manière très intuitive, Georges Burdeau l’avait déjà compris dans son traité de science politique publié dans les années 50.
Contrairement à la théorie économique et au mythe populaire, la privatisation est malheureusement inefficiente. La plupart des services que les Etats ont cru bon de confier aux bons soins du secteur privé fonctionnaient à perte et se sont trouvés bradés. Le secteur privé les convoitait mais pour une bouchée de pain puisqu’ils n’étaient pas rentables. Grossière erreur. Au Royaume Uni, pendant les privatisations de l’époque Thatcher, les actifs vendus par l’Etat se sont traduits par un transfert net, des contribuables aux actionnaires, de 14 milliards de livres sterling, sans compter les commissions versées aux opérateurs bancaires qui se sont chargés des transactions.
Le sursaut en 2008 a été douloureux : pour éviter les faillites nationales et l’effondrement de l’économie, gouvernements et banques centrales ont distribué les deniers publics, puissants et curieux stabilisateurs économiques, et fait passer des entreprises défaillantes sous contrôle de l’Etat. Keynes prenait enfin sa revanche sur Friedman. L’Europe avait la gueule de bois de son ivresse pour les States.
La France décidait même de renoncer à ouvrir le capital des laboratoires d’analyses médicales !
Et depuis, quel progrès avons nous fait? Dans le cas de la biologie médicale, c’est révélateur, un nouvel opérateur privé adossé à un fond d’investissement s’improvise nouveau leader tous les mois malgré la réforme de la biologie médicale de 2010 jugée protectrice pour cette discipline médicale.
Les motifs de colère ne manquent donc pas : inégalités grandissantes en matière de richesse et de perspectives d’avenir ; injustices de classe et de castes ; exploitation économique, ascenseur social bloqué entre deux étages, corruption, scandales politiques, argent idolâtré, privilèges obturant les artères de nos démocraties modernes. C’est ainsi que l’on vide une société de sa substance, en formatant, en sapant de manière méthodique, justifiée et organisée les fondements et les repères citoyens de la vie communautaire.
Les années économiques glorieuses des 50 dernières années ont conduit la jeune génération de l’époque à considérer la stabilité comme immuable et à exiger que l’on élimine obstacles et entraves au développement exponentiel des richesses, création artificielle de l’endettement et illusion de la croissance infinie des actifs, y compris immobiliers, ironiquement à l’origine de la crise des subprimes.
Un gouvernement qui reconnaît n’avoir aucune envie d’assumer de telles responsabilités abandonne les attributs fondateurs de l’Etat moderne. Seule l’autorité et la soumission ne semblent désormais plus relier le citoyen à l’Etat, contraint de se tourner vers un réseau de fournisseurs privés. Cette relation déséquilibrée questionne sur le sens même du devoir citoyen de s’acquitter de ses impôts, qui paradoxalement ne diminue pas pour une large majorité de français, devant désormais, pour des services essentiels, payer sa dime au secteur privé, ce dernier vivant également de diverses subventions généreusement consentis par l’Etat.
Redéfinir les missions de l’Etat semble donc plus que jamais inévitable, ne serait ce que dans un objectif de réduction des inégalités, qui, si elles s’installaient durablement, précipiterait un peu plus la décohésion sociale, l’individualisme comme remède universel, voire la genèse d’un conflit de plus grande ampleur, tant l’instabilité de ce type de société serait grande. Individualisme, compétition, quête du pouvoir et de l’enrichissement personnel comme synonyme de réussite sociale. « Pour éliminer machin, tapez 1 ». Le paradoxe est immense !
Toute civilisation, on le sait, n’a de raison d’être que si elle repose sur un avenir commun, d’une dépendance mutuelle, transmis à travers les générations. Au delà de la naïveté apparente d’une telle déclaration, pourrons nous faire l’économie de s’interroger sur la direction et l’impulsion que nous voulons donner à notre société ?
Seuls les pouvoirs publics peuvent répondre aux problèmes posés par la concurrence mondialisée, au lieu d’orchestrer délibérément sa généralisation dans la méconnaissance de l’intérêt des peuples qui les ont portés au pouvoir. On peut invoquer le négativisme du dirigisme étatique ou le laxisme budgétaire de ce type de politique, tout pourrait se résumer à une question de financement et de priorité si nous n’avions pas le sentiment que le marché globalisé n’avait déjà pris un ascendant dramatique sur notre avenir démocratique et politique.
Ce qu’il en coute de s’en détourner, l’Histoire nous l’a enseigné. Les accomplissements du XXème siècle ont été incommensurables : lois, institutions, droits, ce qui paraissait au début du siècle dernier inconcevable sont devenus des acquis à présent remis en cause par les partisans doctrinaires d’une économie de marché à l’optimisme inébranlable selon lequel la privatisation de notre société ne peut être que profitable à tous.
Tirer un trait sur les efforts de tout un siècle, c’est trahir ceux qui nous ont précédés ainsi que les générations à venir. Pour ne pas espérer que quelques ajustements parfaitement dérisoires, il est temps de redéfinir la juste place que nous voulons donner au facteur humain dans notre société. Est il ou non trop couteux de garantir un accès à des soins de qualité, une éducation supérieure accessible à tous, des conditions de retraite décentes ou est ce devenu hors de portée de notre civilisation, qui n’a au contraire jamais dégagé autant de richesses ? Si nous nous cantonnons aux problèmes d’efficience et de productivité économique en négligeant les considérations éthiques et sociétales, nous nions sciemment une partie de ce qui a fait la richesse des civilisations qui nous ont précédées.
Injustice, inégalités, immoralité sont des mots qui nous sont d’instinct familiers mais qui ont été dévoyés, reflet de problèmes cruciaux que nos politiques ne savent plus résoudre autrement que par la dissimulation ou la division. L’actualité des ces dernières semaines en sont l’illustration. Les problèmes sont pris à l’envers, sans aucune apparence de cohésion ni de vision d’ensemble.
Nous avons besoin de courage politique, fédérateur, dont la volonté est de s’affranchir plutôt que de rendre son propre avenir dépendant de ses décisions.
En tant que citoyen, nous avons de notre coté le devoir de porter sur notre monde un regard critique. Mais cela ne suffira pas car interpréter le monde sans agir pour le transformer se révèle être une inadéquation fatale au volontarisme nécessaire pour influer sur notre destin et celui des générations futures.
Pour en savoir plus :
- L’AGCS, Accord Général sur le Commerce des Services
- Quand les Etats abdiquent face aux multinationales
- La crise de l’Etat providence
- A paraitre : Tony Judt. Retour sur le XXè siècle. Une histoire de la pensée contemporaine
- Un reportage édifiant « Mémoire d’un saccage« , le peuple d’Argentine contre le FMI en 8 parties à visionner ici
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