Emmanuel Martin présente le grand penseur Friedrich Hayek (1899-1992).
Après l’analyse de certains aspects économiques majeurs de la pensée de Friedrich Hayek, Emmanuel Martin propose ici un rapide tour d’horizon des aspects institutionnels de la pensée de l’auteur autrichien.
Le constructivisme économique étudié dans le dernier podcast est parallèle à un constructivisme de type juridique qui considère que l’on peut « créer » le droit, légiférer, pour atteindre certains buts sociaux. Cette mésinterprétation du droit peut avoir des conséquences. en revenant sur la distinction entre les ordre créés et autogénérés d’une part, et les règles particulières et les règles générales d’une autre part, Hayek tente de démontrer les dangers des mélanges institutionnels douteux.
La route de la servitude (1944)
Hayek critique donc le constructivisme que l’on trouve dans les démocraties socialistes, mais aussi son cousin proche dans les démocraties occidentales. Pour bien comprendre cette réflexion sur le constructivisme, il faut replacer les choses dans leur contexte historique. Hayek, dès 1944, écrit un ouvrage qui s’intitule « La Route de la servitude ». C’est un livre politique publié en Angleterre où Hayek s’est réfugié avant la guerre, et qui deviendra un best seller, mais dont l’impact dans la pratique politique restera minime, au moins jusqu’aux années 80 avec Margaret Thatcher. Hayek explique dans cet ouvrage que si l’économie de guerre requiert une planification, dès le retour de la paix il faudra abandonner l’économie planifiée. Mais malheureusement les anglais ne suivront pas son conseil. La forme de collectivisme que connaît le Royaume-Uni après la guerre – le socialisme anglais – perdurera jusqu’à la fin des années soixante-dix. A cette époque le pays est d’ailleurs le dernier des pays industrialisés avec un taux de chômage de 25%, une inflation galopante. En une génération ou un peu plus d’une génération le Royaume-Uni a décliné, à cause de ce collectivisme et il faudra donc la révolution Thatchérienne, même si elle a pu constituer un réveil un peu brutal pour certaines catégories, pour remettre en définitive le Royaume-Uni sur les rails et en faire à nouveau une puissance économique de premier ordre.
La théorie des ordres
Dans la droite lignée de son travail sur le système décentralisé et le rôle des prix, Hayek propose une théorie de l’ordre et des règles. On passe de l’aspect purement économique à l’aspect juridique ou l’aspect institutionnel – l’analyse des institutions. Evidemment ces deux aspects sont très fortement liés, il y a un lien causal évident entre de bonnes institutions et la prospérité économique. L’analyse des institutions est fondamentale pour comprendre les processus économiques.
Selon Hayek, un ordre est un système qui permet de régir des relations entre des éléments constitutifs, et il faut bien comprendre qu’il y a deux sortes d’ordre : d’une part, ce qu’appelle Hayek l’ordre spontané – je n’aime personnellement pas beaucoup cette « labellisation » qui est un peu… qui peut prêter à confusion. Je pense qu’il vaut mieux parler d’ordre auto-organisé – et d’un autre côté, il y a ce qu’on appelle l’ordre créé, ce que Hayek appelle l’ordre construit, créé. Il y a d’un côté ce qu’on appelle en grec « le cosmos », l’ordre spontané ou auto-organisé et « le taxis », c’est à dire, l’ordre construit, organisé. Ce dernier type d’ordre est celui qu’on retrouve justement dans les organisations telles que l’entreprise, l’administration, la famille par exemple. L’ordre spontané ou auto-généré décrit plutôt ce qui se passe sur le marché, par exemple. C’est un ordre qui est donc le résultat de multiples actions humaines sans pour autant être le fruit d’un seul dessein humain. Ces deux types d’ordre sont en réalité distingués par les types de règles qui les président. Dans les organisations, les règles sont particulières, définies par l’autorité centrale avec un but précis qui est celui d’atteindre l’objectif de l’organisation. Dans l’ordre spontané, par contre, les règles sont, au contraire, générales et abstraites. Elles ne cherchent pas à atteindre un but particulier et précis.
Si la société est faite justement d’une superposition entre un ordre spontané et des ordres organisés – les organisations – son principe de fonctionnement ne peut pas être celui des organisations. Bien sûr, l’organisation est très efficace pour organiser certaines activités, mais elle ne peut pas être le mode qui gère la société dans son ensemble. D’abord, pour des raisons d’efficacité et ensuite pour des raisons éthiques. D’abord, comme Hayek l’a expliqué avec le débat sur les prix, une organisation centrale de la société n’est pas efficace pour des raisons de connaissance. Elle ne peut pas utiliser la connaissance locale des individus et elle réduit à néant leur incitation à les utiliser. Ensuite, une organisation centralisée pose un problème éthique majeur c’est à dire la disparition de la liberté, comme cela l’a été amplement démontré dans les régimes socialistes. Se pose alors le problème des règles générales et abstraites dans la société, celles qui correspondent au fonctionnement de l’ordre spontané ou auto-organisé. Comment vont-elles être sélectionnées ? Et bien, c’est en cela que l’ordre est auto-organisé. En effet, sans qu’il y ait une autorité centrale, les règles sont peu à peu sélectionnées de l’intérieur ou par le bas, si vous voulez, par la pratique des hommes. Les règles qui permettent à certains groupes de prospérer sont généralement gardées et ces groupes peuvent être imités par d’autres groupes. Ce processus évolutionniste de sélection des règles a l’avantage de la souplesse et de la flexibilité.
Droit, Législation et liberté
Cette analyse que l’on retrouve dans son triptyque « Droit, législation et liberté », publié dans les années 70, permet d’envisager les problèmes que pose l’introduction politique de règles particulières, typiques de l’organisation en réalité, dans l’ordre auto-organisé. En imposant de plus en plus des règles de type organisationnel là où devrait essentiellement persister des règles générales et abstraites, la démocratie interventionniste s’est fourvoyée. Cela a bien sûr un impact sur l’évolution des règles abstraites. Cette importation inappropriée de règles d’organisation au niveau de l’ordre général fausse le jeu des règles générales et perturbe la cohérence de l’ordre. L’inflation législative qui est le symptôme principal de cette importation inappropriée, participe de ce processus de mélange. On peut résumer sans doute les choses par l’expression ici : « Trop de lois tue la loi. »
Or l’interventionnisme de la troisième voie est fondé sur un tel processus. Hayek avait auparavant consacré aussi un ouvrage entier aux règles constitutionnelles dans les années soixante, un ouvrage intitulé « La constitution de la liberté ». La législation consiste en une véritable création de lois par le législateur pour atteindre tel ou tel objectif social précis. Et elle va très souvent à l’encontre, nous l’avons vu, de la nature du droit lui-même qui provient d’un lent processus de maturation basé sur la tradition et l’accumulation des expériences humaines et, exactement comme l’inflation monétaire corrompt la nature de la monnaie, l’inflation législative corrompt la nature du droit. Elle entraîne, paradoxalement, le déni du droit.
Contre l’inflation législative
La réflexion constitutionnelle de Hayek a permis d’approfondir la vision libérale de la constitution. Revenant aux enseignements des grands philosophes politiques de la liberté, il rappelle le rôle de la constitution dans la prévention de cette inflation juridique justement. C’est à dire que la constitution sert à limiter le pouvoir de coercition de l’Etat et à garantir les droits individuels fondamentaux que sont le droit à la vie, à la liberté, à la propriété. Le type de document proposé en Europe, par exemple, n ‘a donc rien à voir avec une constitution. C’est une espèce de catalogue, une déclaration de droits sociaux qui n’a pas grand chose à voir avec des grands principes directeurs qui fondent réellement une constitution. Le constructivisme des ingénieurs sociaux passe donc par la gestion centralisée à des degrés divers de l’activité économique mais aussi par une inflation juridique. Par cette inflation de la législation. Or ce dirigisme mine les relations horizontales dans la société civile ; elles empêchent la coordination saine des activités sociales et génèrent des problèmes économiques et sociaux. En réduisant la liberté et la responsabilité des hommes il pose en plus, au delà des problèmes d’efficacité économique, un problème éthique. Bien sûr, Hayek est parfaitement conscient que ces excès de constructivisme trouvent leurs origines non seulement dans le désir présomptueux des ingénieurs sociaux de bâtir une société qu’ils pensent meilleure, mais aussi dans le fonctionnement de la démocratie moderne elle-même. Justement, dans un contexte où les gardes-fous constitutionnels ne jouent plus leur rôle, la démocratie est un mécanisme puissant de confiscation et de redistribution arbitraire des ressources et évidemment le rôle des groupes de pression se fait sentir à ce niveau-là. Hayek explique que justement, on ne peut plus appeler aujourd’hui ça de la démocratie mais, ce qu’il appelle la « démarchie ». Dans ce processus, les droits fondamentaux et l’Etat de droit ne sont plus respectés ; c’est donc l’arbitraire juridique en quelque sorte qui règne. Et c’est bien souvent grâce à la politique monétaire que les états financent les mesures issues de cette redistribution. D’où la proposition de Hayek de retirer la gestion de la monnaie des mains des politiciens en permettant aux banques d’émettre de manière responsable bien évidemment leur propre monnaie.
Conclusion
On voit donc que l’œuvre d’Hayek est traversé par ce souci de ne pas céder aux sirènes de ce qu’il a appelé la présomption fatale c’est à dire cette volonté de construire la société de manière centralisée, par le biais de mesures qui remettraient en cause l’Etat de droit, la liberté et l’autonomie des hommes et qui conduisent trop souvent au chaos social. Au delà de l’inefficacité inhérente à ce type de procédure – pour des raisons liées à la connaissance dispersée et parcellaire des hommes dans une société – c’est aussi la valeur même de la liberté qui est mise en péril. »
Retrouvez aussi cette retranscription sur Catallaxia.net