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Marie-Claire Bancquart, Impostures

Publié le 01 janvier 2008 par Angèle Paoli
Marie-Claire Bancquart, Impostures,
L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2007.


Lecture d’Angèle Paoli

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TRILOGIE DUPLICE

  IMPOSTURES Récits. Rien qui indique, dans ce titre pluriel à double entrée ― titre aussi bref qu’incisif ―, le nombre et le genre narratif des récits de l’ouvrage. Seule l'iconographie choisie pour illustrer la première de couverture ouvre une piste éventuelle de lecture. En écho au titre Impostures, l'illustration, un détail du Tricheur à l'as de carreau de Georges de La Tour, met le lecteur sur la voie. Celle de la tromperie et de l'illusion. Marie-Claire Bancquart va-t-elle entraîner ce lecteur dans une relecture des impostures que traite la peinture du Grand Siècle ? Pourtant, première « imposture » qui « saute aux yeux », le quatrième joueur de la toile ― la victime innocente ― a disparu. L'œuvre, délibérément tronquée, exclut d'emblée l'un de ses principaux protagonistes. Invisible, le jeune homme dupé par ses compagnons de jeu s'est absenté du jeu. Sans doute faut-il voir dans cette éviction une invite implicite faite au lecteur/spectateur à prendre en compte les différentes postures et les reculs critiques indispensables à l'interrogation de l'œuvre. De toute œuvre.

  Réunies autour d'une table de jeu, deux femmes ― une riche courtisane et sa domestique ―, échangent entre elles regards complices et jeux de mains muets. Tandis qu'un jeune homme, qui détourne son regard de ses partenaires féminines, dissimule dans son dos, caché dans la ceinture de son pourpoint, un as de carreau. Une carte maîtresse. Des deux femmes et/ou du jeune homme, qui trompe qui ? Prise dans son intégralité, la toile originale révèlerait un emboitement à trois niveaux : le groupe des deux femmes, le « tricheur », le jeune homme dupé. Dans le cas précis de ce « détail » de l'œuvre, l'effacement du jeune homme berné modifie ou détourne la nature même de l’imposture, dont on ne sait plus si elle est double ou triple. Et pourtant, c’est bien le chiffre « trois » qui rythme symboliquement structure interne et thématique de l’ouvrage Impostures.

  Trois récits sont rassemblés sous le même titre Impostures : « Sempronia », « La Déposition », « Perpetua ». Deux noms de femmes encadrent le récit de La Déposition. De ces trois récits, le premier renvoie à l'Antiquité romaine, les deux autres au XVe siècle. L'ensemble pourrait constituer un retable du Quattrocento dont la pièce maîtresse ― La Déposition ― serait le panneau central. L’univers du classicisme français semble définitivement exclu de la réflexion de l'auteur. Le tableau de Georges de La Tour ne serait-il qu’un trompe-l'œil, une forme de mise en abyme qui annonce une lecture plurielle d'Impostures, dont le lecteur serait la « victime innocente » ?

Sempronia

  Sempronia est une figure « déchue » de l'Antiquité romaine. Impliquée avec Catilina, son ami d'enfance, dans les révoltes contre les abus de la noblesse et contre Cicéron, leur puissant ennemi, Sempronia est une femme exemplaire de droiture, une femme dont le talent et la générosité ont été niés et annihilés par l'orateur romain. De la belle et noble Sempronia, « conscience blanche » de Catilina, que reste-t-il ? Cicéron, qui lui reconnaît une « intelligence supérieure », la traite de « débauchée », et Salluste, un ami de César, surenchérit sur le même registre. Débauchée ? Être une poète de talent ― novatrice de surcroit ―, cela suffit-il pour être tenue pour débauchée ? Jouir d'un certain renom et s’engager dans les affaires publiques, cela conduit-il nécessairement une femme à être l’objet de calomnies ? Que cette femme ose dénoncer par ses propres écrits la fausseté des Catilinaires ― rédigées par Cicéron trois ans après la mort de Catilina ―, cela doit-il conduire à l’autodafé des discours et des poèmes de cette femme ? Voilà ce que semble dénoncer le récit de Marie-Claire Bancquart, qui révèle les dessous ordinaires et mesquins de jalousies intestines. Entre Cicéron et Catilina. Puis entre Cicéron et César. La réputation de Sempronia se serait ainsi construite à partir de propos fallacieux, perpétués de siècle en siècle. Propos qui perdurent de nos jours encore, jusque dans la définition bipolaire que donne de Sempronia le Larousse du XXe siècle « en personne » : « Gracieuse et énergique autant que dépravée, elle joua un rôle actif dans la conjuration de Catilina ». Ou encore dans la définition extraite d’un manuscrit du XVIe siècle (propriété de la Bibliothèque publique de New York) et reproduite sur une carte de vœux de 1994 : « Remarquable par sa vivacité et son intelligence, son éloquence, sa sagesse et ses talents de danseuse et de musicienne, Sempronia fut notée d'infamie pour avoir ouvert sa maison à ceux qui complotaient contre la République romaine. »

La Déposition

  Pourchassés en Europe comme hérétiques, les Joséphins ― qui refusent de reconnaître la divinité du Christ ― se sont établis à partir du XIVe siècle à Bologne. Et regroupés dans le quartier « Toutes marchandises », autour de la « Pharmacie de la Mort ». Fasciné dès son plus jeune âge par le dessin de l'enseigne blafarde de la pharmacie, Aldo di Parione, fils de l’immigrée Annalisa Giofredi et de Carlo di Parione, tous deux membres de la Confrérie des Joséphins, rêve « aux moyens de multiplier » les effets de lumière sur la représentation de l'Enseigne de la Mort .

  Construit sur le thème du double et sur celui de la duplicité, le récit de La Déposition est l'histoire d'une œuvre d'art subversive et celle de son maître. Derrière le double visage d'Aldo, sculpteur de talent, élève de Mantegna et membre de la Confrérie des Joséphins ― contraint d'embrasser malgré lui « les croyances de l'Église officielle » et de vivre selon ses dogmes ― s'affrontent le visible et le caché, le secret et le montré, le dieu du bien et le dieu du mal. Œuvre ultime de l'artiste, le groupe sculpté de La Déposition, qui rassemble autour du « squelette à venir du Christ » ― outre le couple masculin de Jean et de Joseph d'Arimathie ― Marie-Madeleine et la Vierge hurlantes, le visage « empreint d'une douleur coléreuse », est une transposition tourmentée de la foi d'Aldo. Une foi longtemps contenue dans la colère ― colère héritée des origines de l'artiste ― exhortée et communiquée aux deux femmes qui entourent le cadavre du Christ.

  Réflexion sur l'œuvre d'art et sur la part de sacré que celle-ci renferme, La Déposition est une œuvre en écho à l'enseigne de la « Pharmacie de la Mort ». Et à la double interprétation qu'elle suscite. Exécuté dans les excès d'une retraite qui font d'Aldo un nouveau Siméon le Stylite, le groupe de La Déposition inspire l'effroi et conduit à la perplexité ceux qui la contemplent. Se peut-il qu'une œuvre inspirée de Dieu soit en réalité une manifestation de Satan ? C'est la question que se pose le curé de la paroisse Sainte-Marie-de-l'Arche à laquelle Aldo a appartenu toute sa vie. Une œuvre édifiante, selon un prélat romain connu pour la sainteté de sa vie. Qui « fera plus pour l'édification des fidèles qu'un siècle de prêtres éloquents. » Aldo connaît seul le sens caché de son œuvre : « L'influence de mes personnages s'étendra sur ceux mêmes qui ne la comprendront pas », déclare-t-il avant de mourir.

Perpetua

  Dernier volet du triptyque, Perpetua. « L'insolite prénom » féminin qui donne son titre au troisième récit d'Impostures en est aussi le mot ultime. Tendue entre ces deux extrêmes se déroule l'histoire d'Hugues del Bosc. Une histoire qui compose un damier onirique où alternent moments vécus par le jeune homme dans son Rouergue lointain et épisodes de vie vécus dans « l'éblouissement romain ». Mais il faut attendre le dénouement du récit pour que soit révélé le sens profond du choix de ce prénom éponyme d'une héroïne dont l'histoire reste à inventer. Et comprendre que Perpetua, qui est le véritable aboutissement du récit, en est aussi son prolongement vital.

  Riche propriétaire terrien, Hugues del Bosc est partagé entre deux polarités culturelles qui semblent s'exclure. Jeune seigneur chrétien, nourri et de romans de chevalerie et de poésie latine, Hugues del Bosc est une « nature songeuse et tenace » qui rêve de se confronter aux « Antiquités de Rome » dont son esprit est imprégné. L'occasion lui en est donnée au mois de mars de « l'an de grâce 1493 » par le roi Charles VIII. Hugues del Bosc s'engage dans l'expédition contre le Royaume de Naples et part pour l'Italie, monté sur sa Grise. L'absence hors des terres natales du Rouergue durera trois ans. Le retour au village d'Hugues del Bosc, toujours monté sur sa Grise, se fera en mars, en l'an de grâce 1496.

  Pareils aux tesselles d'une mosaïque, les épisodes de la vie d'Hugues del Bosc s'imbriquent les uns dans les autres, composant une partition bichromique, riche d'échos multiples. Ainsi, les terres oubliées du Champ Noir viennent se greffer aux rêveries nostalgiques du Campo Vaccino. Aux tombes enfouies de la Via Appia, réputées pour « abriter des esprits impurs », répondent les galeries souterraines du même Champ Noir, terre de « mauvaise réputation ». À Julia, femme de Marcus, morte à vingt-deux ans et exhumée du Champ Noir par Jean le « gâcheux », répond la « jeune fille au voile » de la Via Appia, trouvée intacte dans sa tombe romaine. À la beauté envoûtante de la jeune romaine, « plus belle que la plus belle des vivantes », répond la beauté idyllique de Perpetua, fille unique d'Hugues del Bosc. Mais à l'inverse, la dure réalité chrétienne de l'époque l'emporte sur les rêves païens d'Hugues del Bosc. Et les enfouit définitivement, entraînant Hugues del Bosc dans « une fièvre chaude qui dura longtemps ». Progressivement pourtant, la vie reprend ses droits sur les rêves vains et sur la mort.

  Construits sur un jeu multiple d'emboitements et d'échos, de mises en abyme et d'imbrications, les trois récits d'Impostures composent un triptyque complexe qui joue sur les répétitions binomiques en même temps que sur la symbolique du chiffre trois. La figure triangulaire qui préside à l'élaboration de cet ouvrage en trois volets est également mise en relation avec la notion symétrique de surgissement et d'effacement. Un effacement progressif, de quatre personnages à un seul.

  Dans Le Tricheur à l'as de carreau, l'effacement pictural du quatrième joueur contraint le lecteur à centrer son regard sur la problématique de l'illusion et du mensonge, prélude à la mise en scène des trois récits d'Impostures. L'effacement historique de Sempronia ― au profit du couple Catilina/Cicéron ― permet in fine à l'auteur de réhabiliter la poète romaine. L'effacement artistique du Christ ― « totalement inexpressif » ― et l'effacement final d'Aldo permettent à l'artiste de mettre en relief un « détail » privilégié de son œuvre, celui du couple des deux femmes « hurlantes » : la Vierge et Marie-Madeleine. L'effacement onirique de « la jeune fille au voile » de la Via Appia permet l'émergence momentanée de Julia, la belle morte du Champ Noir. L'effacement final de Julia, murée une seconde fois et pour toujours dans la froideur de son sanctuaire, permet l'émergence de la belle vivante, promise à la célébrité et à la vie.

  Perpetua. Premier maillon ― illusion différée ― d'une nouvelle chaîne ? Ou mirage d'une perpétuelle répétition ?

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


EXTRAIT UN

  Un jour, il trouva ouverte l'église "Domine quo vadis". Il entra, et fit la rencontre d'un jeune clerc romain parlant français. Ce garçon avait à peu près son âge. Hugues lui parla avec passion des tombes de la Via Appia. "Oui, dit Francesco, nous en avons pénétré quelques-unes sans le vouloir, par exemple lors des travaux de la forteresse Caetani. Ces tombes ont la réputation d'abriter des esprits impurs. On les comble aussi vite que possible. Mais il y a peu d'années, des ouvriers ont trouvé un tombeau de pierre dont le couvercle était à moitié soulevé, et laissait voir le visage intact d'une jeune fille. Ils n'ont pas pu s'empêcher de découvrir tout à fait la tombe. Le cadavre, recouvert d'un léger voile, était intact, et la jeune fille apparaissait plus belle que la plus belle des vivantes. Elle avait le rose aux joues. On l'aurait dit prête à se réveiller. La nouvelle s'est vite répandue. Du monde, toujours plus nombreux, et venu admirer la merveille, jusqu'au point d'alarmer notre Saint-Père. Il a voulu voir la belle morte, lui aussi. Puis il a ordonné qu'on la referme dans sa tombe. Car il pensait que son état de conservation était sorcellerie, et qu'elle pouvait maléficier ceux qui l'admiraient. [...]"

Marie-Claire Bancquart, Perpetua in Impostures, pp. 58-59.

EXTRAIT DEUX

  Hugues se leva pour examiner l'ensemble, qu'éclairait un soleil doux.
  Les deux petites plaques étaient en effet sculptées de pampres, qui se répartissaient autour de deux figurations: un berger qui tenait un agneau sur son cou, et un grand oiseau battant des ailes au-dessus d'un bûcher, image dans laquelle Hugues reconnut l'oiseau Phénix en résurrection, que ses études de mythologie lui avaient rendu familier. Quant à la grande plaque, elle représentait toutes sortes d'animaux, du lion au lièvre, de l'insecte à l'oiseau groupés en bonne intelligence autour d'un personnage qui jouait de la flûte: Orphée, sans aucun doute.
  Un tombeau. Un tombeau dont il ne possédait pas la plaque antérieure, où se trouve gravé le nom du défunt ou de la défunte. Les trois plaques, malgré leurs éraflures, n'en constituaient pas moins un trésor. Hugues les fit transporter dans sa chambre, et, grâce à des supports de bois, les établit dans leur position d'origine, les deux petites plaques perpendiculaires à la grande, à chaque extrémité de celle-ci. Chaque soir, il caressait le marbre, en détaillait les sculptures, ne se lassant pas de voir Orphée parmi son entourage d'animaux charmés, ou le fier oiseau Phénix, ou la scène idyllique du berger qui foulait un sol fleuri.
  Un tombeau si riche, superbement sculpté, à qui pouvait-il avoir été destiné ? Hugues n'avait pas de doute à ce sujet: à une belle morte, à la belle morte [...] Sans doute la morte avait-elle disparu, à la différence de celle de la Via Appia. Quelques ossements peut-être étaient restés dans l'argile qui avait pénétré et brisé le tombeau. Mais Hugues l'imaginait comme si elle s'était depuis peu endormie pour toujours: le sang circulait sous sa peau fine, elle souriait légèrement, ses lèvres appelaient le baiser d'un amant que jamais elle n'avait eu, qu'elle attendait... Hugues lui-même, enfin venu. Il vivait dans la douceur d'une idylle païenne, dans un "coup de lune " perpétuel.

Marie-Claire Bancquart, Perpetua in Impostures, pp. 65-66.



MARIE-CLAIRE BANCQUART

Bancquart

Image, G.AdC

■ Marie-Claire Bancquart
sur Terres de femmes

→ Buis
→ Intervalle
→ [Toi, l’herbe] (poème issu du recueil Violente vie)
Violente vie (note de lecture d’Angèle Paoli)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) En Angleterre
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Marie-Claire Bancquart (+ un poème issu du recueil La Mort, quartier d’orange entre les dents)

■ Voir aussi ▼

→ (sur Basilic, n° 27, gazette de l'Association des Amis de l'Amourier) un entretien d'Alain Freixe avec Marie-Claire Bancquart et une note de lecture d'Yves Ughes sur Impostures
le site personnel de Marie-Claire Bancquart
→ (sur Loxias) une bio-bibliographie de Marie-Claire Bancquart
→ (sur Terres de femmes) 5 juillet 1972 | Georges de La Tour, Le Tricheur à l’as de carreau



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