Mensonge soviétique et vérité romanesque

Par Contrelitterature

par Falk van Gaver

Véronique Hallereau, Soljenitsyne, une destin, L’Œuvre, 2010.

« Ne pas vivre dans le mensonge. » (Alexandre Soljenitsyne)

   Alors que les apprentis révolutionnaires et les boyscouts situationnistes préparaient le grand jeu de Mai 68, jouant à la clandestinité prolétarienne dans la France du Général et l’Europe de Papa, d’autres, de l’autre côté du miroir, de l’autre côté du rideau, de l’autre côté du mur, jouaient leur honneur et leur peau. Les dissidents. Les géants. On connaît le mot de Bernard de Chartres (XIIe s.) : « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, etc.» Dont acte. C’est ce sentiment qui nous frappe tous quand nous sommes confrontés à la figure monumentale d’Alexandre Soljenitsyne. Et il a frappé, comme tant d’autres, Véronique Hallereau, dès sa jeunesse. Mais plutôt que de saluer de loin et en termes convenus le bronze gigantesque, la fresque héroïque  cette épopée d’un homme seul contre un système, cet homme qui a refusé d’être davantage un numéro de zek…  et est devenu un nom , Véronique Hallereau a approché l’homme – à travers l’œuvre d’abord : Soljenitsyne, un destin[1]. Portrait littéraire donc, ou biographie littéraire – tant l’œuvre et la vie sont liés, sont une – œuvre-vie, bio-graphie.

   Né en 1918, arrêté en 1945 – deux dates fortes, charnières pour avoir osé critiquer Staline « la moustache » dans les lettres – la fameuse « résolution n°1 », germe de toutes les autres le capitaine Soljenitsyne, marxiste-léniniste fervent, va passer de l’autre côté de l’ombre. Le goulag. Rideau de fer au carré. Plus tard, il y verra le doigt de Dieu qui lui faisant toucher la vérité du régime l’aura à tout jamais délivré de l’idéologie. Car le camp de travail et de mort n’est pas un accident, un excès, un abus du totalitarisme (qu’il soit communiste, nazi ou fasciste), il en est la vérité ultime, le fondement secret et manifeste, la réalité totale et définitive. Camp et prison de 26 à 34 ans. 1953 : date charnière encore. Relégation aux confins centre-asiatiques de l’Empire rouge. En prison, en camp, cependant, il fait auprès des prisonniers l’expérience paradoxale de la liberté – intellectuelle, et spirituelle. « Les opinions différaient, certains étaient monarchistes, lui-même marxiste, mais l’amour de la liberté et l’indépendance d’esprit les unissaient plus que ne les séparaient ces divergences. »[2] Au cœur caché de l’Union soviétique reparaît le vrai visage de la Russie. « Sa Russie est la Russie souffrante, celle qui est en prison, celle qui est déportée, celle qui est humiliée. »[3] Libération spirituelle. Conversion. Les écailles tombées des yeux.

   De retour en Russie, il devient instituteur de village, et se met à l’ouvrage. Rythme quasi monastique, intensité de vie, densité d’œuvre. Bourreau de travail. La vérité sur, ou contre, tout contre, Staline, mais aussi Khrouchtchev, et tout l’URSS. « Le vrai centre de gravité de l’histoire contemporaine, c’est le camp. Dans la Russie stalinienne, on ne peut devenir un grand écrivain ans avoir été au camp. »[4] C’est l’époque du samizdat, de la dissidence, de la littérature clandestine. Il mène une vie d’agent secret, dont le seul gouvernement est la liberté ; la seule fidélité, la vérité. 1962 : est autorisée la parution d’Une journée d’Ivan Denissovitch dans le n°11 de la revue littéraire Novy Mir. C’est un séisme spirituel. Soljenitsyne, bien vite, devient l’ennemi public n°1. Persécutions, perquisitions, intimidations, manipulations. Soljenitsyne a anticipé, s’est organisé, est déjà entré en résistance. En fin stratège, il a toujours un coup d’avance. Il a son réseau, les « invisibles », il rassemble en secret les innombrables témoignages qui serviront à L’Archipel du goulag. Témoignage, martyre martyrologe. Ce roman sans fiction. Vérité romanesque contre mensonge soviétique. La Terreur rouge s’est particulièrement attaquée aux écrivains : « Assassinés, Nicolas Goumilev, Ossip Mandelstam, Isaac Babel, Boris Pilniak, Nicolas Kliouev, Daniel Kharms, peut-être Serge Essenine. Suicidés, Vladimir Maïakovski, Marina Tsvetaieva, deux ans après son retour. Mort de désespoir, Alexandre Blok, qui déclara peu avant, en 1921 : ‘Le poète meurt parce qu’il ne peut plus respirer.’ Et signait ses lettres ‘Blok, incapable d’écrire en vers’. Inadaptés, censurés ou rapidement interdits, Anna Akhmatova, André Biely, Boris Pasternak, Mikhaïl Boulgakov, André Platonov, Vassili Grossman, Eugene Zamiatine qui finit par émigrer. Même Maxime Gorki fut isolé, quasiment emprisonné dans une cage dorée. Dans ces conditions, la prise de parole d’un écrivain comme Alexandre Soljenitsyne pouvait effrayer les dirigeants soviétiques. Écrire était un acte politique. »[5] Elie contre Achab et Jézabel. « La conscience vivante, bien que fragile et immatérielle, est plus forte que les violences de l’histoire. »[6] 1965 : la dissidence fait du bruit. Mouvement de contestation pacifique du pouvoir soviétique, révolte des intellectuels qui réclament et incarnent la liberté littéraire. Leur tactique ? Faire pisser le code. « ‘Faire pisser le code’ consistait donc à invoquer les textes pour en exiger l’application littérale par ceux-là même qui les avaient promulgués, et qui s’indignaient de cette méthode bien insolente. »[7]

   Soljenitsyne, lui,  demeure solitaire. Écriture. Le premier cercle, Le pavillon des cancéreux, Le chêne et le veau. « Être un écrivain libre en URSS, responsable de ses écrits et soucieux de son style, oblige à un moment ou à un autre à affronter le Parti, qui ne peut souffrir une parole particulière. »[8] Soljenitsyne garde une confiance surnaturelle. Vertu de force. « Les souhaits élevés ne manquent jamais d’être exaucés », écrit-il. Il vise à montrer « comment, sous un régime totalitaire, un homme peut reprendre la parole confisquée dès la naissance, dans quelles conditions il peut écrire ‘je’, donner son point de vue. »[9] C’est un long bras de fer avec le KGB, lequel, ne pouvant le faire plier, ira jusqu'à essayer de l’assassiner – au parapluie bulgare. « Tout passe, seule reste la vérité », lui écrit un ami. La foi supporte tout, endure tout, espère tout. « La foi de Soljenitsyne a la même source que son art : son expérience des camps. Il n’était rien sans cette expérience du dépouillement dans lequel se trouvent la liberté, la conscience et Dieu. »[10] Il connaît bien en URSS le Père Alexandre Men, prêtre d’élite actif dans les milieux dissidents ; et, aux États-Unis, le suit avec attention le Père Alexandre Schmemann, « père » de l’Église orthodoxe autocéphale américaine, qui avait une émission hebdomadaire dans le programme russe de Radio-Liberté, une émission que Soljenitsyne écoutait avec grand intérêt. Fidèle, Soljenitsyne, mais libre toit autant que fidèle. « Traitant toujours les autres d’égal à égal, il n’était humble que devant les zeks, les saints et Dieu. » [11] À Pâques 1972, il écrit une lettre ouverte au Patriarche Pimene : « Ne vous laissez pas supposer, ne vous forcez pas à croire que, pour le clergé de l’Église russe, l’autorité terrestre est plus haute que l’autorité céleste, la responsabilité terrestre plus terrifiante que la responsabilité devant Dieu. » Scandale. Les milieux religieux lui tombent dessus. Sauf Schmemann : « Dans l’Ancien Testament, dans l’histoire du vieux peuple élu, il y avait le phénomène étonnant des prophètes. Des hommes étranges et extraordinaires qui ne pouvaient éprouver la paix et l’autosatisfaction, qui nageaient, comme ils disaient, contre le courant, disaient la vérité, proclamaient le jugement céleste sur tous les mensonges, faiblesses et hypocrisies… Et maintenant cet esprit prophétique oublié s’est soudainement réveillé au cœur de la chrétienté. Nous entendons la voix sonore d’un homme seul qui dit haut et fort que tout ce qui se passe – concessions, soumission, le monde éternel de l’Église se compromettant avec le monde et le pouvoir politique – tout cela est le mal. Et cet homme est Soljenitsyne. »

   1973 : nouveau séisme. Parution de L’Archipel du goulag. Vision des catacombes. Œuvre de circonstance ? Non. « Une œuvre d’art porte en soi sa propre confirmation… Les œuvres d’art qui ont cherché la vérité profonde comme une force vivante s’emparent de nous et s’imposent à nous, et personne, jamais, même dans les âges à venir, ne pourra les réfuter », affirme Soljenitsyne. « L’œuvre d’art ne doit pas servir une cause sociale ou politique particulière (ce n’est pas la théorie de l’art engagé), mais elle doit être du côté de la justice et de la vérité, selon la conception traditionnelle de la littérature russe. »[12] Le  non est la première liberté. Et il s’exprime notamment dans les lettres publiques, comme celle aux dirigeants de l’Union soviétique de cette même année 1973. 1974 : Ne pas vivre dans le mensonge, dernier texte publié en URSS, en samizdat. 1974 : convocations, arrestations, expulsion d’URSS. Des voix sous les décombres. Coup pour coup.

   Il s’installe dans le Vermont, aux États-Unis. Isolement encore, sauvagerie – et travail. Famille. Et dénonciation persévérante du communisme : « Le communisme est antihumain. Nous sommes des hommes, nous voulons vivre comme des hommes. » 1978, C’est le discours de Harvard, Un monde éclaté ou Le déclin du courage, où il fustige l’Occident moderne, agnostique, relativiste, libéral, capitaliste et individualiste. Impardonnable. Réactionnaire. Soljenitsyne fatigue, ennuie, lasse – sauf une poignée de fidèles. Son prophétisme rugueux était mille fois plus réaliste que les idées en vogue.

   En 1990, dans Comment réaménager notre Russie ?, publié à Moscou par millions d’exemplaires (23 millions !), il expose une vision politique pragmatique – dont les grandes lignes pourraient être appelées patriotisme, anti-impérialisme, anti-expansionnisme, isolationnisme, localisme, décentralisation, auto-organisation, autogestion, autolimitation, subsidiarité… Pour lui, on ne peut être préservé de la tyrannie que par la « démocratie des petits espaces », fondée sur la tradition russe des zemstvos. Sa principale proposition politique est de décentraliser l’immense pays en confiant un grand nombre de responsabilités aux institutions locales.  Amoureux des révoltes et des révoltés, comme Jacques Ellul, Soljenitsyne condamne en revanche irrévocablement toute révolution, il aura encore l’occasion de le dire – et de se faire mal voir des intelligentsias occidentales – en Vendée, Mont-des-Alouettes, pour 1993. Il y rappelle que Lénine citait souvent Robespierre et, face aux soulèvements paysans, invoquait la Vendée et les « colonnes infernales » comme exemple d’une répression réussie. D’une révolution l’autre… Antijacobin, anti-impérialiste, antimondialiste aussi. Pour Soljenitsyne, il faut bien se garder de vouloir uniformiser l’humanité, car sa pluralité est sa beauté, elle répond à un dessein mystérieux qu’il ne nous appartient pas de changer : « Toute culture indépendante, ancienne et profondément enracinée, en particulier si elle est répandue sur une large part de la surface de la terre, constitue un monde en soi, plein de mystères et de raisons d’étonnement pour la pensée occidentale. »

   1994 : c’est le retour en Russie, lentement par l’Asie, la Sibérie. Il reste le porte-voix des sans-voix, sa voix s’était enflée durant toutes ces longues années de lutte et d’exil du murmure de toutes les petites voix privées de liberté. Il fait de la radio, de la télévision. Nul n’est prophète en son pays. Il quitte la vie politique, se réfugie dans une maison entourée de forêt, où écrire et travailler. Respecté sous Eltsine comme sous Poutine, mais à l’écart, comme D’Annunzio sous Mussolini. 1998 : La Russie sous l’avalanche – ou comment le libéralisme, profitant du champ de ruines de la société totalitaire, a détruit le pays. « Quelle souffrance d’éprouver un sentiment de honte pour sa patrie. De voir quelles mains indifférentes ou malpropres dirigent sa vie, stupidement ou par intérêt. Quels visages hautains ou perfides ou flétris elle offre au monde. Quel breuvage délétère on lui fait ingurgiter au lieu d’une saine nourriture spirituelle. A quelle désolation, à quelle misère est réduite la vie du peuple qui n’a plus la force de se relever. » Nous en sommes tous là. Il meurt le 3 aout 2008, fête des saint Macchabées, guerriers martyrs, il y a deux ans, déjà. Sa voix nous manque, sa voix nous hante. Là où est le cadavre, là se rassembleront les vautours. Vladimir Boukovski, dissident historique, rappelle à l’ordre les disséqueurs de cadavre et autres pisse-vinaigre : « Vous pensez que vous avez gagné à ne pas écouter la voix de Soljenitsyne ? Vous y avez perdu. Sa voix – c’est votre voix. La voix de ceux qu’on a tués, idiots – vos pères, vos grands-pères, vos oncles, ne le comprenez-vous donc pas ? Ceux qui n’écoutent pas Soljenitsyne n’écoutent pas votre douleur, précisément la vôtre. »

   Reste l’œuvre, immense, celle du plus grand écrivain russe du XXe siècle, que peu encore lisent, malheureusement, mais qui aura une postérité inouïe une fois passée la publicité momentanée de la guerre froide et le reflux postsoviétique. Le livre de Véronique Hallereau, résultat de décennies de lecture et d’années de travail – dont nous n’avons ici qu’esquissé quelques-unes des pistes explorées – est sans doute la meilleure introduction à l’œuvre-vie du grand Alexandre.



NOTES :

[1] Véronique Hallereau, Soljenitsyne, un destin, L’Œuvre, 2010, 380 pages, 20 €.

[2] Ibid., p. 25.

[3] Ibid., p. 41.

[4] Ibid. , p. 70.

[5]  Ibid., p. 141-142.

[6]  Ibid., p. 131.

[7]  Ibid, p. 140.

[8]  Ibid, p. 148.

[9]  Ibid, p. 158.

[10]  Ibid, p. 181.

[11] Ibid, p. 184-185.

[12] Ibid, p. 202.