Vers à vif, de Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Mais je n’invente rien, j’écris des poèmes –
(Vers à vif, p. 44)

Il est plaisant de relever ce que Jean-Pascal Dubost désigne par ses bizarrries (c’est bien ainsi que l’on prononce "bizarreries"), vraies étincelles de mots qui font de Vers à vif un recueil à lire à voix haute. Et d’autant plus aisément que la ponctuation incite à dire ces proses. Les mots se heurtent, s’embrassent, se lient et se délient : associations attendues (donc inattendues…) d’homonymes (voix/voies), échos (enfin fin ; et tellement mens), rimes intérieures multipliées (source/douce/doucement), tranquilles parodies d’expressions communes (j’y fuis, j’y reste ; je fais la référence), de Je me souviens de Pérec (voir l’anthologie de Poezibao du 5 janvier) ou des références culturelles de l’école : heureux qui comme lui n’aura pas fait un bon roi évoque immédiatement Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage (Du Bellay, Regrets XXXI). On en oubliera, de ces jeux, du détournement d’expressions (j’humerai l’air du temps, le fil rasoir des ans) aux contrepèteries (je tourne comme un non en cage et un con en nage), aux néologismes de comptine ( dis-moi petite pomme, quand te dépetitepommeras-tu) ou non (goulougoulouter), en passant par l’emploi de termes techniques de rhétorique (anadiplose, épitrochastique) ou de botanique (l’oseille cespitueuse), et par la restitution d’une syntaxe de l’oral (Les poules, il répond qu’elles ont des pierres dans le ventre). La liste restera très incomplète, mais ne négligeons pourtant pas les mots de la riche langue du Moyen Âge, dont quelques traces demeurent encore dans les dialectes – mots de moins en moins entendus dans ce qui subsiste de "campagne" : gone, « cotte longue », grouler, « trembler de froid », piot, « vin », etc. Reste encore la teurgoule normande, entremets de riz au lait parfumé à la cannelle et à la vanille…

Saluons cette maîtrise de la langue, jubilatoire, à mêler les registres, à exploiter les nombreuses (quoi qu’on en pense !) ressources syntaxiques du français, à faire coexister des vocabulaires de temps différents, à inventer quand besoin est un terme nécessaire : le livre s’inscrit dans la tradition des Grands Rhétoriqueurs. De plus, « ce bordel de mots », pour dire comme Jean-Pascal Dubost, invite le lecteur à construire en partie le texte : il doit régulièrement le laisser de côté pour consulter un (des) dictionnaire(s), et ce faisant il est bien obligé de s’interroger sur son propre usage de la langue.

Il faut en même temps lire autrement le recueil. Vers à vif, comme on dit de quelqu’un qu’il est écorché vif, s’ouvre sur deux vers, tirés du premier dizain des Vers de la mort d’Hélinand de Froimont, moine cistercien du XIIe siècle :

Or queurt chascuns a son damage
Qui n’i puet avenir s’i rue
1

Cette entrée est vite suivie des deux premiers vers d’un sonnet de Chassignet : Nous n’entrons point d’un pas plus avant dans la vie / Que nous n’entrions d’un pas plus avant en la mort2 et d’un vers d’Armand Robin : Je sais qu’il est un lieu loin de mon existence3. Ces citations ne sont pas une clé de lecture, mais pour le moins invitent à lire le recueil indépendamment des jeux dans la langue. Des images du travail à la ferme traversent l’ensemble, à commencer par celle de la mort du coq (qui suit les vers de Chassignet), « et l’enfant regarde pisser le sang du coq, l’œil grand ouvert à la mort, défiant, il le fixe ; et il hait l’enfance – ». On rencontrera les bidons de lait au petit matin, un commis ivre, un fermier dans ses sabots, le sang du cochon…Ce sont des moments d’une enfance qui s’éloigne, reconstruite, avec le souvenir des règles imposées (tiens-toi droit, et tais-toi ; etc.). Il y a d’autres images de la mort que celle du coq, images de destruction, d’hommes qui s’entretuent, de voiture piégée… « C’est la mort qui travaille constante », et sont rappelées des dates de tragédies, septembre 2001 (les tours de New York), mars 2004 (les attentats de Madrid), auxquelles Jean-Pascal Dubost ajoute mai 1963, le mois et l’année de sa naissance…

Les premières citations orientent aussi vers une réflexion sur le déjà lu : rien ne s’écrit — et rien ne se lit — sans référence à l’immense bruit de ce qui a déjà été publié. Jean-Pascal Dubost suggère ici et là d’aller voir ailleurs, de ne pas en rester à Vers à vif ; par l’emploi de fragments en italique, il signale la présence d’autres textes. Ainsi bel tems est dans le poème d’Hélinand de Froimont, et le mystère des mystères, c’est moi, mon pauvre, mon traqué moi vient d’un poème d’André Ady, traduit du hongrois par Armand Robin, pays de vache sort de Rabelais, vente, gresle, gelle d’une ballade de Villon ; etc. La source d’une citation est parfois indirectement signalée ; brodant autour d’un poème de Baudelaire, « Héautontimorouménos », Jean-Pascal Dubost en cite un fragment bien en accord avec ses propos : c’est tout mon sang, ce poison noir. Ailleurs, dédiant un poème à plusieurs de ses contemporains, il signale sans plus de précision qu’il leur emprunte – relevons p. pour poème, pratique propre à Stéfan.
Qu’il s’agisse de l’énorme remuement de la langue ou de l’introduction, visible par l’emploi de l’italique ou non, de bribes arrachées à d’autres livres, on comprend qu’il ne s’agit pas d’exercices de virtuosité. Écrire et trouver sa voix passe sans aucun doute par le travail de la langue et la fréquentation excessive de la littérature.

Note de lecture de Tristan Hordé

Jean-Pascal Dubost
Vers à vif
éditions Obsidiane, 2007, 14€


1 « Aujourd’hui, chacun court à sa perte ; / Qui n’y peut aller au pas, y va au galop », traduction de Monique Santucci, dans Hélinand de Froimont, Les Vers de la mort, Champion, 1983, p. 61.

2 Jean-Baptiste Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, [1594] Droz (Genève) et Minard (Paris), 1987, sonnet XLIV, p. 65.

3 Dans « Ma vie sans moi », tiré du recueil de même titre.