Souvent je repense au soldat roumain de Grossman. Et à cette petite fille qui attend son père.
« Les troupes sont en marche. L'humeur est plus gaie. « Eh, si seulement on allait jusqu'à Kiev. » Un autre : « Eh, j'irais bien jusqu'à Berlin. » Pris sur le vif : un point d'appui défensif mis sens dessus dessous par un char. Un Roumain sur lequel et passé un char, aplati. Son visage est comme un bas-relief. A côté de lui, deux Allemands écrasés. Au même endroit, l'un des nôtres gît dans la tranchée, à demi écrasé. Des boites de conserve, des grenades, des « citrons » (grenades à main), une couverture tachée de sang, des pages de magazines allemands. Nos soldats sont assis là, au milieu des cadavres, ils font bouillir dans un chaudron des morceaux de viande découpés sur un cheval tué et tendent vers le feu leurs mains gelées. Sur le champ de bataille, côte à côte, un Roumain tué et un des nôtres, également mort. Le Roumain a sur lui une feuille de papier et un dessin d'enfant : un petit lapin et un bateau. Le nôtre a une lettre : « Bonjour et peut-être bonsoir. Coucou petit papa... » Et la fin de la lettre : « Revenez mon petit papa, parce que sans vous on rentre à la maison comme si c'était une autre maison. Sans vous je m'ennuie ferme. Venez, que je puisse vous voir, ne serait-ce qu'une heure. J'écris et mes larmes coulent à flots. (...) Signé : votre fille, Nina. » » (Vassili Grossman, Carnets de guerre, Stalingrad, novembre 1942)
Ou aux soldats russes de Malaparte, transformés en poteaux indicateurs aux carrefours à l’Est…
« (...) A ce moment, en un point où la forêt était plus dense et plus profonde et où une piste traversait notre route, je vis brusquement surgir du brouillard, là-bas devant nous, au carrefour des deux pistes, un soldat enfoncé dans la neige jusqu’au ventre. Il était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour indiquer le chemin. Quand nous passâmes devant lui, Schulz porta la main à son képi, comme pour le saluer et le remercier, puis dit :
-En voila un autre qui voudrait aller dans le Caucase ! et se mit à rire en se renversant sur le dossier de son siège. Au bout d’un autre segment de route, à un autre croisement de piste, voici qu’à grande distance, un autre soldat apparu, également enfoncé dans la neige, le bras droit tendu pour nous montrer le chemin.
-Ils vont mourir de froid, ces pauvres diables, dis-je.
Schulz se retourna pour me regarder :
-Il n’y a pas de danger qu’ils meurent de froid ! dit-il.
Et il riait. Je lui demandais pourquoi il pensait que ces pauvres bougres n’étaient pas en danger de mourir gelés.
-Parce que désormais, ils sont habitués au froid ! Me répondit Schulz et il riait en me tapant sur l’épaule. Il arrêta la voiture et se tourna vers moi en souriant :
-Vous voulez le voir de prés ? Vous pourrez lui demander s’il a froid.
Nous descendîmes de voiture et nous approchâmes du soldat qui était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour nous montrer la route. Il était mort. Il avait les yeux hagards, la bouche entrouverte. C’était un soldat Russe mort.
-C’est notre police des voies et communication, dit Schulz. Nous l’appelons la « police silencieuse ».
-Etes vous bien sûr qu’il ne parle pas ?
-Qu’il ne parle pas ? Ach so ! Essayez de l’interroger.
-Il vaudrait mieux que je n’essaie pas. Je suis sût qu’il me répondrait, dis-je.
-Ach sehr amusant, s’écria Schulz en riant.
-Ja, sehr amusant, nicht wahr ?
Puis j’ajoutais d’un air indifférent:
-Quand vous les amenez là sur place, ils sont vivants ou morts ?
-Vivants, naturellement, répondit Schulz.
-Ensuite, ils meurent de froid naturellement ? dis-je alors.
-Nein, nein, ils ne meurent pas de froid : regardez là! Et Schulz me montra un caillot de sang, un grumeau de glace rougie, sur la tempe du mort.
-Ach so !sehr amusant.
-Sehr amusant, nicht wahr ? dit Schulz ; Puis il ajouta en riant : Il faut tout de même bien que les prisonniers Russes servent à quelque chose ! » (Kaputt, Curzio Malaparte, 1944)
Ca m’aide un peu à relativiser les aléas d’une vie moderne…
«(…) Etant anarque, je suis résolu à ne me laisser captiver par rien, à ne rien prendre au sérieux, en dernière analyse... non, certes, à la manière des nihilistes, mais plutôt en enfant perdu, qui, dans le no man's land d'entre les lignes des marées, ouvre l'oeil et l'oreille.
(...) C'est le rôle de l'anarque que de rester libre de tout engagement, mais capable de se tourner de n'importe quel côté.
(...) Le trait propre qui fait de moi un anarque, c'est que je vis dans un monde que, « en dernière analyse », je ne prends pas au sérieux.
(...) Pour l'anarque, les choses ne changent guère lorsqu'il se dépouille d'un uniforme qu'il considérait en partie comme une souquenille de fou, en partie comme un vêtement de camouflage. Il dissimule sa liberté intérieure, qu'il objectivera à l'occasion de tels passages. C'est ce qui le distingue de l'anarchiste qui, objectivement dépourvu de toute liberté, est pris d'une crise de folie furieuse, jusqu'au moment où on lui passe une camisole de force plus sérieuse.(...) Qu'on lui impose le port d'une arme, il n'en sera pas plus digne de confiance, mais, tout au contraire, plus dangereux. La collectivité ne peut tirer que dans une direction, l'anarque dans tous les azimuts.
(...) L'anarque a le temps d'attendre. Il a son éthos propre, mais pas de morale. Il reconnaît le droit et non la loi; méprise les règlements. Dès que l'éthos descend au niveau des règlements et des commandements, c'est qu'il est déjà corrompu.(...) Etant anarque, ne respectant, par conséquent, ni loi ni moeurs, je suis obligé envers moi-même de prendre les choses par leur racine. J'ai alors coutume de les scruter dans leurs contradictions, comme l'image et son reflet. L'un et l'autre sont imparfaits -en tentant de les faire coïncider, comme je m'y exerce chaque matin, j'attrape au vol un coin de réalité. » (Ernst JÜNGER, Eumeswill (1977))
En relisant quelques-unes des 820 notes publiées sur ce site depuis fin 2006 (!), je me rends compte à quel point il est difficile d’y trouver la moindre cohérence idéologique. Et à quel point ce blog est insignifiant. Sans doute est-ce le fait de tout autodidacte qui, parcourant des chemins littéraires et philosophiques aléatoires, s’expose plus que d’autres, aux cultures plus assises ou cohérentes, à ce genre de constat déroutant. Peut-être ce genre de cheminement curieux est-il finalement intéressant en soi. Et sans doute la façon de se battre est-elle aussi importante que ce pourquoi on se bat? Rien ne me rebute plus, en effet, que le partisan dont l’argumentaire ne fait aucun doute dés le premier mot, la première ligne (la "pensée gramophone" disait Orwell)
J’ai lu hier un livre d’entretiens avec le linguiste et philosophe américain Noam Chomsky…le genre d’auteur qu’il m’aurait paru absurde de lire il y a quelques années seulement. Idem pour Michéa, Lasch ou Braudel dont ceux qui passent me lire de temps en temps savent à quel point leurs travaux me paraissent fondamentaux pour saisir l’essence de notre monde. Là où les choses se compliquent est que le journal de Drieu, les carnets de guerre de Grossman, la trajectoire d’un Jünger, d’un Malaparte ou d’un Merline me paraissent aussi important que les premiers pour saisir l’ordre des choses. Sans parler de Léopardi, Freund ou Alain de Benoist.
« Rester libre de tout engagement, mais capable de se tourner de n'importe quel côté », sans doute ce qui me définit le mieux.
En passant, et sans forfanterie, bordel.