Le ciel est de plomb. Les revendications sociales agitent la rue. Par cette morose journée de novembre, j’ai rendez-vous près de Montmartre avec Jake Lamar. Ca tombe bien Rendez-vous dans le 18e, c’est le titre du polar de l’écrivain noir-américain, dernier en date à avoir été traduit en français aux éditions Rivages. Le café qu’il a choisi est accueillant, l’homme est chaleureux, son sourire solaire.
"Ricky Sourit. C’était l’effet que lui faisait Paris en général, et le 18e en particulier : quoi qu’il lui arrive, (…) il lui suffisait d’aller faire un tour dans les rues grouillantes de son quartier pour que tout s’arrange"*. Ricky Jenks est le personnage principal de Rendez-vous dans le 18e. Mais, quelques instants en compagnie de Jake Lamar suffisent pour sentir que ce n’est pas fiction. L’écrivain est heureux à Paris.
Un américain à Paris
Paris, c’est le rêve de toujours d’un petit garçon noir qui a grandi dans le Bronx à New York. Jake a 12 ans et il dévore Go Tell It on the Mountain, le récit autobiographique de James Baldwin. Apprenant que l’auteur vit à Paris, la décision de l’enfant est prise. Lui aussi partira pour la capitale française.
En attendant, la vie suit son cours. Jake Lamar suit des études d’histoire et de littérature américaines à Harvard et devient journaliste au Times.
En 1991, avec son premier livre, Bourgeois Blues, il remporte un prix. L’argent lui permet de réaliser enfin son rêve. Et, en 1993, le jeune écrivain débarque à Paris avec l’ambition d’y vivre une année entière. "C’était juste une aventure". Il ne connaît personne et ne parle pas un mot de français. Mais il se laisse prendre par la douceur de l’air.
Trois ans plus tard, Jake lutte encore avec la langue française mais il est tombé amoureux de celle qui deviendra sa femme et sait déjà qu’il ne "rentrera" plus.
Dîners parisiens
Mais ne pas rentrer ne signifie pas pour autant perdre contact avec la communauté noire-américaine. Car, si celle-ci est peu nombreuse à Paris, elle est extrêmement soudée. L’auteur s’avise vite qu’il y a "des connexions partout" et qu’il est "rare d’avoir plus de deux degrès de connaissance avec un autre noir-américain à Paris".
Les relations qu’il entretient avec cette communauté sont partout présentes dans ses livres parisiens et lui offrent l’inspiration pour un des passages les plus marquants de son polar : les dîners d’Archie Dukes ou les dîners "d’un million d’hommes parisiens", hommage à la marche de réconciliation d’un million d’hommes noirs-américains en 1995 à Washington.
"Ils avaient besoin de se retrouver pour parler de leur quotidien et échanger leurs expériences comme ils n’auraient pu le faire avec des gens issus d’horizons différents. Ils avaient besoin de reconstituer, ne fût-ce que de façon purement libre et informelle, leur communauté"*.
Jake Lamar n’évoque pas autrement les dîners parisiens de son ami Tannie dans les années 1990. Tous les premiers vendredis du mois, sa maison et sa table étaient largement ouvertes au roulement d’une trentaine de "frères" qui riaient et débattaient dans un argot que l’auteur qualifie de très spécifique.
Aujourd’hui, ces dîners se sont mués en Happy Hours qui ne réunissent plus qu’une dizaine d’hommes. Mais Jake reste fidèle à ce rendez-vous. Car s’il habite en France, il reste "obsédé par la politique américaine". L’homme ne se considère pas en exil mais sait qu’il ne pourra plus vivre dans un pays ou les "questions raciales, le mode de vie, l’obsession pour l’argent et le succès, le darwinisme social" le rebutent depuis toujours. Et de conclure dans un demi-sourire, "les Etats-Unis, c’est comme un membre de ta famille que tu aimes mais qui te rend fou".
"La grande différence entre la France et l’Amérique"
Des six livres de Jake Lamar, deux sont des romans dont l’action se situe à Paris (Rendez-vous dans le 18e et Les fantômes de Saint-Michel, prochain roman à paraître chez Rivages) et sont l’occasion pour lui de faire part de sa "grande révélation".
"Vous savez quelle est la grande différence entre la France et l’Amérique ? fit Ricky. Si l’on parle du racisme officiel (…) la France suit l’Amérique de très près. (…) Mais la grande différence, c’est ce que j’appelerai le racisme quotidien"*.
Une fois encore, Jake s’exprime par la bouche de son personnage. Le racisme est tout aussi présent en France qu’aux Etats-Unis, mais les formes en sont très différentes. "Aux Etats-Unis, le racisme est surtout une question de couleur. Il suffit que tu sois noir. En France, le racisme est plus subtil". Jake sait maintenant d’expérience que s’il se fait contrôler dans la rue, son passeport américain fera office de sésame. Il n’en est pas de même pour ses amis noirs, originaires d’Afrique.
Il est un autre paradoxe qui ne laisse pas de frapper l’américain. "Aux US, noirs et blancs travaillent ensemble en vertu de l’affirmative action, mais quand ils sortent du bureau, les rapports n’existent plus. En France en revanche, il y a moins de racisme dans les rues. Les couples et les groupes d’amis mixtes sont très nombreux".
Vivre en France, écrire en français
Plusieurs projets occupent aujourd’hui l’américain. Des idées de romans lui trottent dans la tête. Et, en janvier, il débuttera sa 2ème session de cours en anglais à l’Ecole Polytechnique sur l’histoire et la mythologie de New York.
Et le français ? Jake sourit. Pour celui que l’on appelle généralement "Jack" en France, la langue française n’est pas une évidence. Il reconnaît avoir mis plus de 4 ans et essayé plusieurs méthodes linguistiques, de l’Alliance française aux cours particuliers, avant de parler français. "C’est une question de confiance avant tout".
Si l’écrivain ne se sent pas encore prêt à écrire un roman dans sa langue d’adoption, il se sait maintenant capable et avide de travailler en français. Le théâtre lui en a offert l’opportunité. Cette année, pour la 2ème fois consécutive, il collabore, au théâtre de la ville de Sevran, à un projet de mise en scène de son ami, Karim Yazi. Sous le titre provisoire Les mémoires qui tombent, Jake travaille avec 4 acteurs sur l’improvisation et l’écriture. Les acteurs improvisent et Jake propose des dialogues, un chemin narratif. "C’est très exitant. Une sorte de libération". Et sous le coup de cette exitation créative, il remarque à peine que les idées et les mots lui sont venus naturellement en français.
Agnès Fleury
* Extraits tirés de Rendez-vous dans le 18e édité chez Rivages/Thriller
Parcours:
1961 Naissance dans le Bronx à New York
1991 Premier livre, Bourgeois Blues
1993 Arrivée à Paris
1996 Rencontre avec sa femme
2005 Nous avions un rêve (The Last Integrationist) / Rivages, Grand Prix de Cognac, roman noir étranger