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Gilbert Gatoré, le passé devant soi

Publié le 22 juillet 2010 par Agnesfleury

untitled"Ce matin-là, la radio lui hurla que, dans un pays dont la seule évocation la figeait d’inquiétude, le nombre de prisonniers était tel qu’au rythme des jugements, il faudrait deux ou trois siècles pour examiner le cas de chacun des détenus."* Ce pays, c’est le Rwanda d’après le génocide de 1994. Et, cette phrase, c’est le ressort narratif du Passé devant soi, premier roman très maîtrisé de Gilbert Gatoré, jeune écrivain né au Rwanda et installé en France depuis 11 ans. Un roman où s’entremêlent les récits chaotiques et les voix entêtantes de deux personnages, le muet Niko et la belle Isaro, deux facettes symboliques des acteurs du drame rwandais.

"Comment être écrivain et rwandais ?"

Et nous voici avec l’auteur, en compagnie duquel il n’est pas nécessaire de rester bien longtemps avant de comprendre que la façon dont son livre est lu et perçu le plonge dans un océan de doutes. "Comment être écrivain et rwandais ? Comment se présenter sans rencontrer tous les stéréotypes qui se profilent derrière le concept d’écrivain rwandais ? Comment défendre un propos propre ?". C’est bien tout le problème que lui pose son roman, fiction construite sur les ruines du génocide de 1994. Car Gilbert Gatoré reconnaît avoir vécu personnellement peu de choses de ce qui y est décrit. Et il n’est pas loin de croire que tous les détails pittoresques donnés dans les biographies le concernant vont finalement à l’encontre de ce qu’il veut écrire. "Il n’y a pas d’équivalence, pas d’identification à chercher".
Le jeune écrivain se défend du parallèle systématique qui est souvent fait entre Le journal d’Anne Franck et ses carnets d’enfant, confisqués par un douanier à la frontière du Zaïre quand, avec sa famille, ils parviennent à prendre la fuite en 1994 de leur pays ravagé par la guerre. C’est vrai que ce livre, offert par son père, avait marqué sa jeune imagination fertile. Mais il demande qu’on se contente d’imaginer la réaction d’un enfant qui aime déjà écrire et qui se trouve tout à coup confronté à une violence inouïe et une guerre inimaginable… Il parle doucement de la "tentation de l’occasion".
Discret, le jeune homme ne polémique pas, mais il demande de plus en plus fréquemment qu’on veuille bien considérer son écriture plutôt que de chercher un "témoignage" qu’il ne revendique pas. Un lecteur attentif aurait pu toutefois se douter de ce qui l’attendait en rencontrant l’auteur du Passé devant soi. Les avertissements émaillent le texte, comme si la crainte d’une confusion fiction/réalité naissait avec l’écriture. "Cher ami, ce récit t’appartient maintenant. (…) si jamais il t’a touché, assure-toi de ne pas le prendre pour autre chose qu’un mensonge sans intention, un remède sans effet."*

"Le travail de mémoire se fait malgré soi"

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Gilbert Gatoré ne s’interdit pas pour autant d’évoquer le passé et le présent de son pays d’origine, le Rwanda, et les thèmes qui lui sont chers, la mémoire et la justice.
Le roman, à travers ses deux personnages, donne à voir un aspect extrêmement destructeur du travail de mémoire. Alors que Niko, l’ancien et sanguinaire "Enragé volontaire"*, se délite – au propre comme au figuré – en voulant fuir sa mémoire, Isaro, la victime exilée en quête de vérités, se laisse dévorer en voulant la (re)trouver.
L’écrivain, lui, distingue deux plans dans ce travail de mémoire du génocide. A "l’aspect poétique et dramatique de la fiction qui permet de poser la question avec gravité comme métaphore du poids de ce que ça représente" s’oppose la réalité. Au Rwanda, aujourd’hui, il y a le suicide, la folie, les cicatrices et puis aussi des gens qui continuent à vivre. Car "le travail de mémoire se fait malgré soi". Le jeune homme évoque Jean Hatzfeld qui, dans Une saison de machettes, aborde la complexité du conflit rwandais, le pardon difficile et la honte, aussi bien qu'il parle de la "vraie vie". La vie de cette femme rwandaise qui a pardonné à son bourreau, son voisin, venu lui demander pardon, puis revenu… lui demander de lui prêter de l’argent car, depuis sa sortie de prison, il ne parvenait pas à gagner sa vie.
"Que répondrais-tu à quelqu’un qui affirmerait qu’un meurtrier, même le plus acharné, ne se confond avec son geste qu’au moment précis où il le commet ? Avant ce geste quelque chose du futur assassin n’est pas encore dans le meurtre et, après, quelque chose du coupable ne s’y résume pas."*
En ce moment, Gilbert Gatoré lit Surveiller et punir de Foucault, un livre qui éclaire certaines de ses interrogations, en redonnant au châtiment sa dimension symbolique. "Le génocide rwandais étant de nature extraordinaire, une conception normale de la justice est impuissante pour y faire face. Un million de morts, autant de tueurs. Face à cette situation et une justice débordée, seul son aspect symbolique permet d’en sortir".

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"Vivre la vie pour la raconter" (Gabriel Garcia Marquez)

Et puisqu’on parle de livres des autres, l’écrivain évoque son livre de chevet, Les mille et une nuits, dont la lecture est, pour lui, obsessionnelle et répétitive. Un ouvrage de "construction parfaite et qui permet d’englober le monde et de le mettre à distance". Par ce biais, on en revient à lui, à sa façon d’écrire. Il ne commence à écrire que lorsque toute la structure du récit est faite. Jusqu’aux noms et aux décors, il ne laisse rien au hasard avant la mise sur papier. Ainsi, s’il existe bien déjà un "prochain texte", il ne vit pour l’instant que dans sa tête.
Et le reste du temps ? Gilbert Gatoré vit. Il achève des études, interrompues le temps d’écrire son roman, cherche un emploi, profite des mille possibilités qu’offre Paris. Il est surtout persuadé que l’enfermement et le recueillement ne sont pas les meilleurs modes d’inspiration. D’ailleurs, le jeune homme ne se voit pas "écrivain professionnel", pas plus que ses parents ne le voyaient "saltimbanque" (artiste). Il sait que si le besoin impérieux d’écrire se fait sentir, il saura se ménager la parenthèse de temps nécessaire à son assouvissement.
Ainsi, les Figures de la vie impossible ou le nom que Gilbert Gatoré donne à l’ensemble de son œuvre auront leur tome 2.

Agnès Fleury

* Le Passé devant soi, éd. Phébus, 216 p.

Parcours :
- 1981 : naissance (Rwanda)
- 1994 : fuite du Rwanda vers le Zaïre
- 1997 : arrivée en France
- 2007 : diplôme de l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales (HEC Paris)
- 2008 : publication d'un premier roman aux éditions Phébus


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