" Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. - Ô Rumeurs et Visions !
Départ dans l'affection et le bruit neuf ! "
Arthur Rimbaud, " Départ " in Illuminations.
La mort est probablement l'un des thèmes les plus importants attaché à la philosophie de Heidegger. Certes, de nos jours, il n'est guère aisé de traiter du sujet, y compris philosophiquement. D'abord, parce que l'époque, plus qu'aucune autre, semble fuir l'ultime moment, - probablement trop pressée d'occulter ce qu'elle ne maîtrise pas, ou ce qui l'effraye. Est-ce le résultat d'une mort symbolique de Dieu qui, sur le mode prosaïque, n'a autrement engendré qu'une culture de masse fondée sur l'instant présent, et le matérialisme primaire ? Ne voulant donc s'acquitter d'autres valeurs transcendantes, comme la croyance, ou la spiritualité, par exemple, le sujet de la mort est traité tel un sujet tabou dans notre société contemporaine. Mais plus délicat encore, personne n'étant revenu de la mort, il est très difficile d'espérer parler, avec le minimum d'objectivité requis, d'un mystère aussi bien gardé.
Heidegger aborde néanmoins le thème aux § 47-53 de son ouvrage majeur Sein und Zeit. Je vais tenter de commenter ces lignes.
1. La mort du Dasein : l'être-là pour sa fin L'expérience de la mortHeidegger part d'un constat simple : le Dasein est hanté par sa fin. Or, qu'est-ce que mourir si ce n'est perdre le monde ? Qu'est-ce que mourir si ce n'est disparaître du monde, c'est-à-dire faire une non-expérience de notre disparition ? La mort est un départ. Elle est conçue comme fin de l'être-au-monde, c'est-à-dire comme anéantissement. Mais la mort à ceci de particulier qu'elle se trouve être la seule expérience que le Dasein ne peut expérimenter. En paraphrasant la pensée antique, j'expliciterais cette idée ainsi : tant que nous sommes, la mort n'est pas ; à l'instant où la mort sera, nous ne serons plus. Donc, notre mort n'est rien pour nous. Voici une réflexion qu'il nous faudrait dénuer de toute forme morale. Notre propre mort ne peut être une expérience pour nous. En revanche, elle peut être une expérience pour autrui, de la même manière que la mort d'autrui peut être une expérience pour nous. Voilà d'ailleurs la seule " donation objective " que je puis avoir de la mort, c'est-à-dire de ma mort à venir. Je peux constater le décès d'autrui.
" Dans le mourir des autres peut être expérimenté le remarquable phénomène d'être qui se laisse déterminer comme virage d'un étant du mode d'être du Dasein (ou de la vie) au ne-plus-être-Là. La fin de l'étant comme un Dasein est le commencement de cet étant comme sous-la-main. " Jusqu'ici, je fréquentais autrui. Par exemple, un parent, un ami ou un inconnu. J'avais affaire à une humeur, une affectivité, une intelligence, une sensibilité. Autrui occupait le monde, non comme un étant qui est, mais comme un étant qui existe. A présent, la mort l'ayant emporté, je me retrouve là, face à un corps qui, soudain, par la disparition de ce souffle de vie, s'est subitement transformé en une chose inerte, un objet. En partant, autrui nous laisse faire l'expérience cruciale du passage de l'être-là au ne plus être-là. Bien sûr, une fois qu'autrui sera mort, il ne s'agira pas de confondre son corps avec ce stylo, ou cet ordinateur. D'abord, parce que le cadavre pourrait faire par exemple, l'objet d'une autopsie, parce qu'il sera également considéré, sur son lit mortuaire, comme un trépassé, un " défunt ", - c'est ainsi que le langage ordinaire l'appelle -, et non comme un mort au sens d'un simple objet inerte à présent - d'où les rituels funéraires, etc.
Néanmoins, évitons de penser que cette mort pourrait être forcément une forme de révélation subite de ma propre mort à venir. Je n'aurais pas nécessairement à me confronter à ce problème de ma mort comme perte du monde. Car, le cadavre sera l'objet de toutes les attentions, au sens de la préoccupation. A savoir, tout cet ensemble de règles, de mythes, de codes, de repères, de rites et de rituels servant à distinguer le corps inerte d'un ustensile ordinaire. Sans ce tiers symbolique, le corps glisserait en effet du côté de la chose, de la chair, de l'objet familier. La mort d'autrui est bien sûr " éprouvée " comme une perte d'autrui. Autrui ayant disparu dans la mort, nous sommes à présent des survivants. Certes, nous avons probablement accompagné autrui dans sa propre mort, nous l'avons probablement veillé jusqu'au dernier souffle. Certes, nous l'avons vu mourir. Mais nous n'avons point expérimenté sa mort. Et moins encore fait l'expérience de notre propre mort. Il va sans dire, que nous savons combien la mort d'autrui, probablement même le décès d'un membre de la famille, peut revêtir le caractère formel d'une disparition à laquelle nous ne comprenons rien, atténués que nous sommes dans la douleur du deuil. Rappelons-nous l'exemple du personnage de Meursault, parlant de sa mère à peine éteinte : " Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : " Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. " Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. [...] Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle. "
Certes, les vivants (Ainsi, par exemple à une rétrospective autour de l'œuvre de Picasso, sera reçu à la soirée officielle, l'un des enfants de l'artiste aujourd'hui disparu, d'abord comme le représentant de son père ; très rapidement pourtant, et sur le mode symbolique bien sûr, les invités y verront la continuité de ce survivants) considèrent cette perte, mais comme perte d'autrui, et non comme perte d'être. Voici ce qui est précisément subtile dans l'analyse de Heidegger. Voilà ce qu'il nous faut précisément retenir. A savoir, que la mort d'autrui n'est pas pour nous un accès à la perte d'être que ce Dasein en un Dasein qui lui est le plus proche. La préoccupation aura ainsi reconquis ce territoire que le voile de la mort avait jusque-là recouvert à peine un instant plus tôt. D'autant que, dans le monde de la préoccupation, l'être est assimilé au faire. Je suis par exemple ma profession, dit Heidegger. Il ne s'agit bien sûr pas de comprendre cette idée comme une alternative entre être et avoir, mais comme la continuité logique entre un homme et un autre homme dans sa fonction sociale. Souvent, on croise au hasard des rues, l'enseigne d'un commerçant exprimant ainsi la filiation de l'entreprise : " De père en fils ". C'est une manière de conjurer la mort. Espérant la tenir ainsi en échec, on fonde l'être dans la continuité sociale. " Ici un Dasein peut et doit même, dans certaines limites, " être " l'autre. " Dasein vient de subir. Bien sûr, on ressent la perte. Mais cette perte est éprouvée sur le mode de la survivance. Pour distinguer notre propre mort de celle d'autrui, Heidegger parle alors de " thème de substitution " (SZ, 239). L'identification de la mort d'autrui au non-être est alors impossible. Probablement est-ce à cause de l'aspect scandaleux que représente la mort à nos yeux : les survivants se réfugiant alors dans toutes sortes de croyances conservant le défunt, sous forme d'âme ou d'esprit, à leurs côtés. Le mouvement d'anéantissement a ainsi été paralysé par l'idée que ce dernier perdure en la mémoire des vivants. " Au nombre des possibilités de l'Être-ensemble dans le monde se trouve incontestablement la représentabilité d'un Dasein par un autre. Dans la quotidienneté de la préoccupation, il est fait un usage multiple et constant d'une telle représentabilité. "
Il ne s'agit évidemment pas de dire qu'un homme peut mourir à la place de l'autre. Bien entendu, nous pouvons échanger nos vies, à la guerre par exemple. Mais nous ne pourrons jamais nous substituer à autrui dans sa propre mort.
La fin attend le DaseinLe Dasein est ainsi en sursis. C'est-à-dire que la mort étant un phénomène existential, la finitude est la condition sine qua non de notre existence. La mort est ce qui va arrêter notre vie à un temps " T ". Rappelons-nous le héros de Tolstoï, Ivan Illitch, se lamentant, en sentant la mort roder : " - C'est stupide. Pourquoi suis-je triste ? De quoi ai-je peur ? - De moi, me répondit la voix de la Mort. Je suis là.
Un frisson glacé me parcourut la peau. Oui la mort. Elle viendra, elle est déjà là et pourtant elle n'a rien à faire près de moi. Tout mon être éprouvait le besoin de vivre, le droit de vivre et en même temps le travail de la mort. Et ce déchirement intérieur était horrible. "
Or, de quoi se lamente précisément ici le héros de Tolstoï ? Il se lamente d'une fin qui s'exprime sur le mode du départ sans retour. Mais également d'une fin, au titre d'un anéantissement, laissant un arrière-goût d'inachevé. C'est-à-dire d'une cruelle absence de La mort n'est ainsi pas un être à-la-fin, mais un être pour la fin, c'est-à-dire que la mort est en direction de la fin, vers la fin ( réponse au sens de la vie d'un homme, anéantit trop tôt. D'ailleurs, n'est-il pas toujours trop tôt pour mourir ? Bien sûr, la mort d'un homme ne doit être confondue avec la destruction d'un objet inanimé, ou d'un quelconque être vivant. Essayons de comprendre Heidegger. Lorsqu'il utilise la métaphore de la lune ou du fruit, il entend souligner les vraies différences avec la vie d'un homme. La lune, qu'elle soit réduite par l'ombre qui la recouvre, est toujours toute entière. Un fruit peut bien ne point être mûr, il va toutefois " à la rencontre de sa maturité " (trad. F. Vezin). Mais un homme peut être inachevé, cela ne l'empêche point de finir. Ne disons-nous pas qu'un nourrisson à sa naissance est suffisamment vieux pour mourir ? Dans la destruction d'un étant quelconque, les matériaux subsistent à la destruction ; dans la destruction elle-même, se place un avant et un après, c'est-à-dire que la ligne du temps perdure après la destruction, et les matériaux s'inscrivent toujours dans le même apparaître, le même monde. Or, " Sein zum Ende). La mort du Dasein se présente comme une interrogation. Se peut-il qu'il soit mort ? Probablement ce défunt avait-il des projets, des désirs encore non réalisés. Probablement était-il encore jeune. De fait, quel sens pourrons-nous désormais donner à cette mort, à cet inachèvement ? Et comme assumer la non-réponse ? La mort comme fin du Dasein ne saurait se laisser caractériser adéquatement par aucun de ces modes du finir. Si le mourir comme être-à-la-fin était compris au sens d'un finir du type qu'on vient de discuter, le Dasein serait posé du même coup comme sous-la-main ou à-portée-de-la-main. Mais dans la mort, le Dasein n'est ni accompli, ni simplement disparu, ni même devenu achevé ou totalement disponible en tant qu'à-portée-de-la-main. "
( Paru dans Les carnets de la Philosophie, n°14, oct-nov-dec 2010)