Rentré d'un voyage en Chine et disparu soudainement d’un arrêt cardiaque le dimanche 24 octobre 2010 à 18h45 dans son bureau de l’Hôtel de Région à Montpellier, celui qui fut parmi les plus contestés de la classe politique reçoit désormais un concert de louanges. À titre posthume.
La nouvelle a en effet mis le monde politique en effervescence. Pourtant, si Georges Frêche a été l’une des grandes figures politiques de Montpellier, il n’a jamais été une figure nationale. Pressenti pour entrer au gouvernement de Pierre Mauroy, Georges Frêche inquiétait déjà François Mitterrand (puis Lionel Jospin en 1997).
Ne pas avoir été ministre : c’est certainement la plus grande injustice de sa vie pour celui dont la mère institutrice imposait d’être toujours le premier de la classe.
Il y a sans doute une grande ironie à observer les réactions actuelles de leaders socialistes venant à son chevet après l’avoir tant enfoncé il y a à peine quelques mois. On peut se rappeler que sans conviction, le PS décidait de retirer son soutien à Georges Frêche pour les dernières élections régionales pour lancer Hélène Mandroux, maire en titre de Montpellier, tout en n’hésitant pas à récupérer la victoire du colosse au moment du bilan électoral.
Georges Frêche faisait partie de ces personnages qui, loin d’être des "bourrins", sont ce que j’appellerais des "intellectuels désabusés". Nul doute que Georges Frêche fut un personnage d’une grande intelligence et de haute culture. Mais il a compris que ce n’était pas l’intelligence qui comptait lorsqu’on était candidat à des élections.
Ce qui comptait, c’était la communication. Et il n’avait pas hésité à s’en servir dans les collectivités qu’il gérait, sans hésiter, le besoin se faisant sentir, d’augmenter de 80% les impôts locaux (en 2004). En 2009, sa région dépensait 95 millions d’euros en communication (+400% par rapport à 2004), notamment en d’habiles subventions ou achats d’espaces publicitaires dans la presse écrite locale (qui lui était donc inféodée).
Son assise très populaire dans sa région lui permettait tout, même les débordements verbaux. Et notamment, par caprice personnel, lui permettait d’être un provocateur largement au-delà de sa propre sincérité. Il s’amusait à mettre des coups de pied dans la fourmilière du politiquement correct et mimait sa propre caricature.
Un socialiste régional qui a toujours compté
Sa position au sein du Parti socialiste a toujours été très trouble. Contrôlant la fédération de l’Hérault qui est l’une des plus importantes de France (on imagine par quels moyens), Georges Frêche avait soutenu très tôt la candidature de Ségolène Royal, un peu à l’instar d’autres maires de grande ville comme François Rebsamen (Dijon) et Gérard Collomb (Lyon).
Un soutien encore récent, bien après l’élection présidentielle, qui avait aidé Ségolène Royal à se hisser à égalité avec Martine Aubry lors du congrès de Reims en novembre 2008.
Le scandale amplifié de fin janvier 2010 sur la tête de Laurent Fabius a été orchestré par une double volonté de Martine Aubry, la première secrétaire du PS : d’une part, reprendre le contrôle de cette fédération stratégique dans l’optique de la prochaine primaire, d’autre part, se vêtir d’une parure de présidentiable refusant tout propos douteux.
Car c’est bien là l’important : que Georges Frêche soit raciste ou pas, soit antisémite ou pas, n’est pas le problème. Le problème, c’est les conséquences de propos délibérément provocateurs dont le seul but, pour Georges Frêche, était de faire parler de lui. Ses conférences de presse étaient surtout des one man shows égocentrés pour narcisse épanoui qui faisaient le régal de la presse régionale. De nombreux électeurs de gauche ont été, à tort ou à raison, choqués par ces provocations et il fallait bien réagir un jour ou l’autre.
En condamnant sans appel ces propos douteux, Martine Aubry se drapait du voile de la générosité et de la naïveté, et plus efficacement, de la morale. Incidemment, elle signifiait également qu’elle était prête au combat présidentiel (mais qui en doutait depuis qu’elle a pris la tête du PS ?).
Paradoxalement, à la surprise de Ségolène Royal, Georges Frêche avait annoncé son soutien à la candidature en 2012 de Dominique Strauss-Kahn, allié rival de Martine Aubry.
Un maire historique de Montpellier
Ce qui restera essentiellement de Georges Frêche sera sans aucun doute son action pour le développement de Montpellier.
Même s’il prend le train en marche car l’envol avait été impulsé par son prédécesseur François Delmas et surtout l’État qui avait établi à Montpellier le siège de la région (et pas à Nîmes), Georges Frêche l’a renforcé avec une vision stratégique indéniable : tourner la ville vers la Méditerranée et insister sur la matière grise, la culture et le sport. Il a ainsi favorisé l’essor des laboratoires de recherche scientifique, les universités, la musique, la danse, et aussi le football, le handball, le rugby. Parallèlement à cela, il a fait appel aux meilleurs architectes pour bâtir de nouveaux bâtiments (et quartiers).
Favorable à la croissance urbaine, Georges Frêche aura totalement oublié la contrainte écologiste (essentielle dans un milieu urbain), ce qui lui voua une haine réciproque avec ceux qu’il appelait les "khmers verts". Il aura raté également le coche de l’intercommunalité, incapable de s’entendre avec les maires des autres villes de l’agglomération pour construire ensemble une communauté urbaine (comme ce fut le cas à Nancy par exemple).
Il régnait encore sur la mairie, faisant et défaisant les carrières municipales des uns et des autres.
Émotion à tous les étages
Les éléphants du PS sont sans doute sincères lorsqu’ils expriment leur émotion en apprenant la disparition de Georges Frêche, mais l’hypocrisie devait-elle donc être de mise pour les anathèmes antérieurs ?
Martine Aubry : « Un grand élu visionnaire et bâtisseur, dont le nom restera à jamais lié à Montpellier et à sa région. (…) Au-delà des désaccords que nous avons pu avoir, je souhaite me souvenir d'un homme courageux et engagé. (…) Je fais part de mes pensées les plus chaleureuses à sa famille, ses proches et à ses amis politiques. »
François Hollande (qui l’a exclu du PS le 27 janvier 2007) : « Les phrases s'oublieront même si elles ont pu blesser, mais la trace qu'il laisse, c'est celle du maire de Montpellier qu'il a été et du président de région qu'il a été. (…) De Georges Frêche, je veux retenir davantage ce qu'il a fait que ce qu'il a pu dire, et ce qu'il a fait, c'est une transformation de sa ville et une vision de sa région. (…) C'était un bâtisseur et un constructeur, un homme qui savait voir loin. (…) Georges Frêche était une forte personnalité. Il avait une conviction telle qu'il pouvait déplacer des montagnes, ce qu'il a fait pour sa ville de Montpellier et sa région. (…) [Il] était souvent désolé lui-même de donner une image qui n'était pas fidèle à ce qu'il était au fond : un homme d'une grande sensibilité. Il n"était plus dans le Parti socialiste, mais il était toujours dans la grande communauté de la gauche. Nous avions des relations sans concessions, mais toujours avec respect. Le respect pour ce qu'il a fait, depuis sa première élection, en 1973, comme député de l'Hérault. »
Laurent Fabius : « C'était un personnage controversé. C'est vrai qu'il avait tenu des propos contestés dans différentes circonstances, mais je crois qu'au moment où il s'en va, il faut prendre un peu de recul, de hauteur, et se rappeler surtout ce qu'il a fait de positif pour sa région et pour sa ville. Il faut garder le bon côté, le meilleur. »
Benoît Hamon : « C'est une très triste nouvelle. (…) Nous avons eu des désaccords, nous nous sommes fâchés. Mais Georges Frêche laisse une empreinte considérable. »
Hélène Mandroux (qui se trouvait à Nagoya, au Japon) : « Il restera à tout jamais lié à l'histoire de Montpellier. C'était un bâtisseur, un très grand historien, un très grand orateur. Il voyait toujours les choses avec vingt ans d'avance. Il avait physiquement une prestance et, quand il parlait, les gens étaient fascinés. Dans les grands meetings, il fascinait son auditoire. »
Même le journal par qui le scandale arriva en janvier 2010, "L’Express", lui accorde le brevet de « grand maire de France » en rappelant que l’agglomération de Montpellier est passée de 220 000 habitants en 1977 à 320 000 aujourd’hui tandis que "Le Point" le considère comme « l’Arlequin de la scène politique »
Fréquentant parfois les éléphants du PS, François Bayrou résume assez bien la personnalité contrastée : « Georges Frêche était un paradoxe vivant, c’était à la fois quelqu’un de très cultivé (…), et en même temps, c’était quelqu’un de provocateur qui n’hésitait pas à transgresser, à choquer. (…) [Il] aura profondément marqué sa région, d’abord la ville de Montpellier dont il a fait une réussite exceptionnelle du point du vue du rayonnement. »
Son dernier adversaire politique (aux régionales de 2010), le sénateur-maire de Béziers, Raymond Couderc (UMP), est bien entendu plus réservé sur les louanges : « Je me souviens aussi de ce qu’il avait déclaré en 2006 lorsqu’il était revenu à la Région après sa dernière opération : "J’ai vaincu la mort". J’ai alors pensé à ce moment-là qu’il était présomptueux. Une page est aujourd’hui tournée. Peut-être allons-nous nous inscrire, dans notre région, dans un fonctionnement plus démocratique, et sans doute dans une atmosphère plus respectueuse des élus de la République. »
Les dérapages verbaux
En employant un vocabulaire volontairement vulgaire, Georges Frêche égratignait beaucoup son monde souvent par démagogie, populisme anti-élite, provocation et orgueil.
Sur Laurent Fabius : « Voter pour ce mec en Haute-Normandie me poserait un problème, il a une tronche pas catholique. » [en présence d’Hélène Mandroux] (22 décembre 2009)
Sur les Noirs dans le football : « Dans cette équipe, il y a neuf Blacks sur onze. La normalité serait qu'il y en ait trois ou quatre. (…) S'il y en a autant, c'est parce que les Blancs sont nuls. (…) Bientôt, il y aura onze Blacks. Quand je vois certaines équipes de foot, ça me fait de la peine. » (novembre 2006)
Sur les harkis : « Vous êtes allés avec les gaullistes de Palavas. Ils ont massacré les vôtres en Algérie et encore, vous allez leur lécher les bottes ! (...) Vous êtes des sous-hommes, vous n'avez aucun honneur ! » [en présence de Jack Lang] (février 2006)
Sur les policiers : « Je me demande si ce ne sont pas les flics qui, comme en mai 1968, mettent le feu aux bagnoles. » (novembre 2005)
Sur le nouveau pape : « J'espère qu'il sera meilleur que l'autre abr*ti. Celui-là, on le jugera sur le mariage des prêtres et la capote. » (avril 2005)
Sur le tchador : « Ne vous inquiétez pas pour la dame, elle n'a que les oreillons et on lui tient les oreilles au chaud. » [évoquant une dame portant le foulard pendant l’inauguration du tramway de Montpellier] (juin 2000)
Sur l’origine ethnique d’un quartier de Montpellier : « Ici, c'est le tunnel le plus long du monde : vous entrez en France et vous sortez à Ouarzazate. » [évoquant le quartier du terminus pendant l’inauguration du tramway de Montpellier] (juin 2000)
Sur ses électeurs : « Les cons ne disent jamais merci. Les cons sont majoritaires, et moi, j'ai toujours été élu par une majorité de cons. »
Sur l’apprentissage de l’anglais : « Vous apprenez l’anglais, si vous êtes une fille, vous ba*sez avec un mec, si vous êtes un garçon, vous ba*sez avec des Anglaises, et là vous apprenez vite, rien de tel que la communication orale. » (2008)
Sur ses électeurs (bis) : « N’est-ce pas le B-A-BA de la politique ? Deux ans d’impopularité, deux ans de calme, deux ans favorables avec des fleurs et des petits oiseaux, et vous êtes réélu : tout cela est d’une facilité déconcertante. » (2004)
Sur le candidat du PS à la mairie de Toulouse pour 2008 : « Je devrais me présenter. Dans cette ville, quand j’étais étudiant, j’ai ba*sé 40% des Toulousaines. » (2007)
Sur les Chinois : « Que Sarkozy vienne ou pas aux JO, je vais vous le dire, les Chinois, ils s'en carrent ! Ils savent même pas où est la France ! » (2008)
Sur ses électeurs (ter) : « Des gens intelligents, il y en a 5 à 6%, il y en a 3% avec moi et 3% contre, je change rien du tout. Donc je fais campagne auprès des cons et là je ramasse des voix en masse. » (prix d’humour politique 2010)
Sur Ségolène Royal : « Sarkozy dit beaucoup de c*nneries sur la Chine. Mais Ségo, elle en dit mille fois plus ! Voilà qu'elle veut libérer le Tibet avec son mousqueton ! Oui je soutiens Ségo, mais les yeux ouverts ! »
Sur Nicolas Sarkozy : « On avait jamais eu un président juif élu au suffrage universel. C'est un beau succès. Et en plus, on a Kouchner en ministre des Affaires étrangères. Alors qu'est-ce que vous voulez de plus ? Et je dis à mon ami Kouchne : quand est-ce que tu reconnais Jérusalem capitale d'Israël? » (mai 2007)
Sur Martine Aubry : « Elle a une vérité à Paris [à propos de l'alliance avec le MoDem] et une vérité à Lille. Ça s'appelle en langage populaire, un faux-c*l et j'espère que l'association des faux-c*ls ne portera pas plainte contre moi. » (mars 2010)
Sur le microcosme parisien : « De toute façon, quoi que je dise, ils me coinceront. Parce que, à gauche, ils me détestent, et à droite, ils en profitent (c'est de bonne guerre) ; parce qu'ils prennent souvent les gens pour des c*ns (...) ; parce que du haut de la Capitale, ils trouvent mes blagues douteuses, beauf, plouc, province, et enfin parce qu'ils sont persuadés d'incarner la morale. » [dans "Trêve de balivernes"] (février 2010)
Électron libre
En lisant tous ces excès de langage, on s’étonne de la grande longévité politique de Georges Frêche. Et justement : il a toujours réélu à la région ou à la mairie car ses électeurs savaient ce qu’il avait fait pour eux.
Mais nationalement, Georges Frêche était victime d’un ostracisme récurrent de la part de ses camarades socialistes (en particulier Mitterrand et Jospin dont il reprochait le technocratisme), ce qui lui permettait de parader comme un électron libre de la politique, hors de tout contrôle.
Un comportement finalement assez fréquent chez les universitaires talentueux à fort caractère qu’on pouvait aussi retrouver, à une moindre mesure, chez une personnalité comme le professeur nancéien Roger Mari (heureusement qu’il n’existait pas Internet ni de téléphone portable avec caméra à l’époque de ses cours).
Sans doute son narcissisme lui a mangé ses quelques plumes.
Le site du Conseil régional (qui a réussi à acquérir une adresse générique) est lui-même en deuil (accès bloqué). Une chapelle ardente est installée à l’Hôtel de Région avec un registre de condoléances et une cérémonie commencera le mercredi 27 octobre 2010 à 10h30 à la cathédrale Saint-Pierre de Montpellier pour rendre hommage à… l’ancien maoïste.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (25 octobre 2010)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Rafrêchissement au Parti socialiste ?
Martine Aubry.
Dominique Strauss-Kahn.
Ségolène Royal.
Congrès de Reims.
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/georges-freche-reactions-au-depart-83476