C’était il y a quinze jours déjà, et c’était la première fois que j’y retournais depuis que j’ai quitté Londres. Impression d’ensemble : c’était moins vibrant que la FIAC, moins innovant, plus basiquement marchand. Mais je n’ai pas eu le temps de voir les quatre ou cinq foires off (à l’exception de Art London à Chelsea, désastreux). Les deux choses les plus intéressantes à Frieze étaient les jeunes galeries regroupées dans l’espace Frame (initiative qui ne date que de l’an dernier, je crois) et l’installation trompeuse de Simon Fujiwara, la seule oeuvre qui n’était pas à vendre.
On a, en effet, découvert les vestiges d’une ville romaine exactement sous l’emplacement de la tente de Frieze à Regent’s Park, avec tous les ingrédients essentiels à la vie d’une cité dédiée aux arts : un marché de l’art, un restaurant, un bordel, le boudoir d’une coquette et la sépulture d’un artiste mort, le tout après avoir franchi les portes d’entrée de la cité où une … frise… montrait d’intéressantes influences chinoises sur l’art romain du début de notre ère. C’était une ville vouée au luxe, aux plaisirs et aux arts, qui fut détruite aux moments de l’avènement du Christianisme, opposé à ces frivolités matérialistes. il est intéressant de noter qu’il n’y avait pas de théâtre dans cette ville, sans doute parce que ses habitants étaient en représentation permanente eux-mêmes. Ici et là, dans les couloirs de Frieze, des panneaux de verre au sol permettaient de voir les fouilles et les vestiges. Pour cette superbe installation, ironique et déstabilisante (’The Frozen City’), Fujiwara a reçu le Prix
Cartier 2010.
Dans la section Frame, donc, 25 jeunes galeries, avec beaucoup de projets intéressants. J’ai particulièrement remarqué
Des Hughes chez
Ancient & Modern, qui présentait un gisant médiéval dont le corps-cuirasse rouillait, réceptacle de petites flaques d’eau, image de décrépitude, de désolation ou de vandalisme. Sur les murs, trois miroirs noirs tout aussi lugubres; à côté, des moulages de silex évoquant Henry Moore et Barbara Hepworth. Une installation ancrée dans l’histoire, aux relents de vanité tragique, laissant une forte impression (’Endless Endless’).
Sur le stand de la galerie
Federica Schiavo, de Rome, le travail du Sicilien
Salvatore Arancio sur les volcans, la lave, la catastrophe; je l’avais découvert quelques jours avant au Magasin à Grenoble. Arancio utilise des formes modernistes qui se superposent à des représentations anciennes et naturelles, opposant le chaos originel et l’ordre civilisé; son obsession du volcan, depuis le panache de fumée jusqu’à la bombe de lave, est le matériau d’une recherche formelle intéressante (’An account of the composition of the earth’s crust : dirt cones and lava bombs’).
La galerie
Experimenter de
Calcutta montrait une série de photos et de textes du Bangladeshi
Naeem Mohaiemen autour de l’assassinat en 1975 du président Sheikh Mujib. Travail politique sans doute, ou plutôt moral, mais aussi travail très abouti sur les formes, la lumière, l’enchaînement des photographies (’I have killed Pharaoh, I am not afraid to die’ d’après les paroles d’al-Istambuli, l’assassin de Sadate). Et aussi Lorenzo Scotto di Luzio sur le stand de la galerie napolitaine
Fonti : beau travail sur la respiration, le corps, son inscription dans son environnement.
Ailleurs (chez
David Zwirner) la découverte étonnante de l’univers de
Marcel Dzama : récits dessinés (’Tripping after drums’), dioramas et une statue tournoyante, fusil mitrailleur au-dessus de
la tête (’Polytropos of many turns’). Son univers m’a rappelé
Henry Darger, ses guerriers et ses fillettes, sa violence et son érotisme secret. À ceci près que Dzama n’a rien d’un artiste brut, et que cet univers est soigneusement construit comme une scène de théâtre, non sans dérision.
Nous ne verrons pas prochainement à Paris le dernier travail de
Taysir Batniji, montré ici chez
Sfeir Semler : le mur de la galerie est transformé en vitrine d’agence immobilière (’GH0809′). Chaque maison est décrite comme dans une annonce immobilière et est illustrée d’une photographie. Il suffit de regarder la photo, de lire le nom de la ville et de se souvenir de l’origine de Taysir Batniji pour comprendre : une fois de plus, de manière discrète, pudique,
Batniji nous montre l’horreur et la destruction de son pays.
Enfin, pour clore cette rapide visite a posteriori,
Ryan Gander montre la scène du crime après un casse sur le stand d’Annet Gelink : des vitrines brisées, des éclats de verre, des cartels arrachés (Douglas Gordon, les Eames,
Arno Nolen, peut-on lire) et, dans chacune de ces vitrines, en lieu et place de l’oeuvre d’art dérobée, un petit sac plein de sable d’un poids équivalent à celui de l’oeuvre. au-delà du pied de nez à l’univers marchand, c’est, visuellement, une belle composition de verre et de lumière, qui, hélas, manquait d’espace sur le stand, coincée dans un couloir.
Quelques mentions encore : beaucoup de Mat Collishaw, beaucoup de compositions de Goshka Macuga nue dans les bois, de belles photographies (nuages, murs, carrières) de Ricarda Roggan chez Eigen+, des meubles composites de Gelitin un peu partout, Susan Hiller qui sera bientôt à Tate Britain, une performance loufoque de Spartakus Chetwynd et cette photographie de
Cristina Lucas, “Nude in the Museum (
Walker Art Gallery)”: nudité sur les cimaises, nudité de la performeuse (?), mais le visage du gardien est flouté, respect de la vie privée oblige. on peut aussi penser aux Guerilla Girls.
Photos de l’auteur, excepté Fujiwara. Taysir Batniji étant désormais représenté par l’ADAGP, la reproduction de son travail sera ôtée du blog au bout d’un mois.