C’est le suspense de l’année : Airbus et Boeing vont-ils bientôt équiper les familles A320 et 737 de moteurs de nouvelle génération ? Il s’agit, pour chacun des deux rivaux, d’un véritable cas de conscience en męme temps que d’un problčme de riches. Pourquoi, en effet, investir ŕ nouveau dans des programmes qui connaissent un succčs durable et d’une ampleur sans précédent ?
La réponse présente plusieurs facettes étroitement complémentaires. On dira tout d’abord que de grandes compagnies aériennes s’étonnent de l’immobilité des deux avionneurs, sachant qu’elles se préparent ŕ rajeunir leurs flottes et imaginent difficilement acheter en 2011 un type d’avion qui leur était déjŕ proposé il y a 25 ans. Ce qui n’est pourtant pas tout ŕ fait exact, A320 et 737 ayant bénéficié au fil des années de nombreuses améliorations. Mais ils n’en commencent pas moins ŕ dater. Aujourd’hui, il y aurait moyen de faire mieux.
Dans le męme temps, deux des trois grands motoristes piaffent d’impatience, pręts ŕ équiper des dérivés et, mieux encore, des appareils entičrement nouveaux. Il s’agit, bien sűr, de CFM International (Snecma/General Electric) et de Pratt & Whitney. Rolls-Royce se tient provisoirement ŕ l’écart, estimant ŕ tort ou ŕ raison qu’il serait imprudemment de chercher ŕ précipiter les événements. Le temps en effet joue en faveur des bureaux d’études, leur permet de préparer des propositions plus attractives que celles qui sont actuellement sur la table.
Il n’est pas inutile de rappeler qu’Airbus et Boeing ont de bonnes raisons de se hâter lentement. La gamme A320, en pleine forme commerciale, justifiera sous peu une cadence de production de 40 exemplaires par mois (dont 4 assemblés en Chine). Et, ŕ Seattle, le 737 va ętre produit ŕ la cadence 38 ŕ partir de 2013. A priori, ces chiffres suffisent ŕ expliquer pourquoi il est urgent de ne rien faire.
Côté Airbus (et EADS), les dirigeants parlent d’une seule voix, grosso modo pour entretenir un écran de fumée leur permettant de dissimuler leur perplexité. L’attitude de Thomas Enders, patron de l’avionneur européen, rappelle celle du penseur de Rodin : sérieux, posé, réfléchi, conscient de ses grandes responsabilités. La posture de Louis Gallois est logiquement similaire. Que disent-ils : qu’une décision sera prise dans les deux mois. Que ne disent-ils pas : qu’il s’agit d’un bien encombrant cas de conscience. On devine qu’au fond d’eux-męmes, ils ne visent en réalité qu’un seul objectif, gagner du temps. Et cela quels que soient les arguments avancés par CFMI et Pratt.
La question, aujourd’hui, est plutôt de s’interroger ŕ nouveau sur la crédibilité de deux nouveaux venus, empęcheurs de tourner en rond ou simples figurants, les Comac C919 et Irkut MS21. Chinois et Russes vont prend pied sur le marché avec des biréacteurs court/moyen-courriers ŕ 150/200 places qui vont peut-ętre bousculer le jeu de quilles d’un seul lancé. Le premier sera doté de CFMI franco-américains Leap-X1C assemblés en Chine par Avic, le second sera propulsé par des Pratt PW1000G Pure Power.
Sur papier, le duopole Airbus/Boeing vit ainsi ses derniers jours. Mais, jusqu’ŕ ces derničres semaines, il était de bon ton d’afficher un calme olympien, voire un soupçon de mépris, pour évoquer des programmes lancés par des avionneurs d’un autre monde et, qui plus est, s’appuyant sur de généreuses subventions étatiques. Un discours qui apparaît maintenant un peu court, simpliste, voire dangereux. En effet, avec un temps de retard, il apparaît par petites touches que C919 et MS21 sont susceptibles de connaître un début de succčs au-delŕ de leur territoire d’origine.
Ces deux avions sont profondément occidentalisés, grâce ŕ leur type de propulsion, mais aussi ŕ travers les équipements vitaux confiés ŕ des fournisseurs américains ou européens. De ce fait, le C919 ne sera qu’ŕ moitié chinois et le MS21 partiellement russe. Dčs lors, sachant qu’ils seront l’un et l’autre proposés ŕ un prix inférieur ŕ celui des ténors en place, ils pourraient susciter l’intéręt de compagnies de référence. D’autant que la production de ces appareils semble devoir partir du bon pied, grâce ŕ des commandes de lancement d’une certaine importance.
Peu importe que les premiers contrats soient signés par des obligés du régime. Mieux vaut en considérer les effets concrets, c’est-ŕ-dire l’assurance de premičres livraisons dčs 2016 et une montée en cadence soutenue. Les informations détaillées font cruellement défaut, Comac et Irkut n’étant pas encore passés maître dans l’art de la communication. Tout au plus entrevoit-on, par exemple, qu’Irkut détiendrait d’ordres et déjŕ 190 commandes et lettres d’intention d’achat. Par ailleurs, personne ne doute que C919 et MS21 obtiendront en temps voulu l’homologation des autorités américaines et européennes (FAA et EASA). Le temps des échecs, en cette matičre, est oublié.
En d’autres termes, la position que prendront bientôt Airbus et Boeing constituera aussi un test de crédibilité pour les Russes et les Chinois. Sont-ils, seront-ils pris au sérieux, considérés comme des concurrents redoutables ? A n’en pas douter, le penseur de Rodin et ses pairs se seraient volontiers passés de cette épreuve.
Pierre Sparaco - AeroMorning
PS : qu’on nous pardonne, Larousse, Littré et Alain Rey ignorent l’existence du néologisme Ť remotorisation ť. Mais comment faire autrement ?