Concernant la musique et l'attrait que je lui porte, je me forge très rapidement un avis sur la question, et il me faut souvent moins de 2 minutes pour savoir si il y a des chances pour qu'un
disque me plaise ou non. C'est souvent l'affaire d'une voix, d'une atmosphère, d'un groove, d'une mélodie, ou simplement d'un ressenti momentané mêlant le corps et l'esprit, et le reste m'importe
peu. Je reconnais que le procédé est assez radical et ne laisse pas la place au doute, mais comme tout le monde je fais confiance à mon instinct. Pour en revenir à Bruce Springsteen, le son rock
qu'il pratique avec le E Street Band me laisse de marbre (je suis pour ma part "Neil Youngien"), alors que certains de ses projets acoustiques un peu plus intimistes, comme avec
"Devil's And Dust" de 2005, ou "The Ghost Of Tom Joad" de 1995 (dont il est question maintenant), me parlent beaucoup plus.
C'est un disque acoustique, mature, et très intimiste, qu'il compose en référence au héros du roman de Steinbeck, "Les Raisins De La Colère". L'inspiration est impunément prise des vicissitudes
de la famille Joad mais est retranscrite selon la réalité de la vie quotidienne des années 90. Dans cet album, Springsteen souligne les parallèles évidents entre cette œuvre et l'époque actuelle
tout en renouant avec un ton plus engagé. En vrac, il y est question de banales descentes aux enfers, de braquages ratés et de petits trafics en tous genres, de rédemption, de vies ouvrières
faites d'honnêteté et de dur labeur, de désirs d'exils salvateurs vers des ailleurs sublimés et malheureusement souvent fantasmés, d'immigrés plus esclaves que travailleurs, bref, des sujets
sombres et sans concession, chers à Bruce Springsteen. Les morceaux sont de somptueuses ballades musicales parées pour certains titres de quelques attributs instrumentaux subtils lorsqu'il ne
s'agit pas simplement d'un solo voix/guitare de Bruce. Son jeu est simple et plonge dans l'essentiel. Un harmonica pour les chaudes envolées , quelques violons mélodieux pour les arrangements,
des nappes profondes d'un clavier en retrait (les violons et les claviers me rappellent la BO du film "Le Dernier Des Mohican"), une batterie jouée aux balais, et enfin une pédale steel guitare
pour la touche country. Un sans faute pour les 12 titres de l'album. Reste qu'écouter les 50 minutes d'une traite peut s'avérer être un peu long, d'autant que, vous l'aurez compris, l'ambiance
générale est assez pesante. Il sera donc nécessaire pour certains de prendre son temps et de bien choisir son moment avant de se lancer à son écoute. Pour le reste, je vous garantis que vous y
reviendrez bien vite. Pour finir, voici quelques mots de Springsteen tirés d'une interview pour le magazine des "Inrocks" où il revient sur son cheminement artistique et progressif.
«Je crois que quand j'ai débuté, j'étais très éclectique, traversé par une somme d'influences hétéroclites. Ensuite, au fur et à mesure des disques, je suis devenu de plus en plus clair et net
dans mes intentions, qu'elles soient musicales ou thématiques. Comme une image floue que j'aurais mise au point progressivement. Ce que je désirais avant tout, c'était écrire des textes. De
disque en disque, ça a été un travail continuel, une lutte permanente et je crois que j'ai fini par trouver un style de songwriting qui me correspond profondément : j'écris un peu à la façon dont
les gens parlent, dans un style oral. Quand les gens m'entendent lors de mes concerts, c'est comme s'ils écoutaient un type assis à côté d'eux au comptoir d'un bar en train de leur raconter une
histoire - c'est par exemple le cas des chansons de Tom Joad ou alors, c'est comme s'ils entendaient des pensées à voix haute, les monologues intérieurs d'un type juste avant qu'il ne s'endorme.
"Straight time", "The Line" : ces chansons sont comme des portes d'accès aux paysages mentaux de différents personnages. Et à voix basse, parfois en murmurant, ces personnages racontent leurs
histoires de manière très simple, sur le mode d'une conversation ordinaire. Aujourd'hui, j'aime vraiment cette façon d'écrire, je trouve cette méthode très évocatrice. Mais j'aime aussi les
styles de mes albums précédents, ils véhiculaient des émotions différentes depuis des points de vue différents. "Born to run" représente le type de musique et de texte que j'aimais quand j'avais
25 ans - la pop à la Spector, un certain romantisme échevelé, une croyance et une vitalité liées à l'adolescence -mais je ne pourrais plus faire un tel album à 48 ans passés».
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