A quand remonte le dernier film que vous ayez vu où le mythe du self-made-man n’est pas déconstruit ? Et est-ce que ce film existe réellement, d’ailleurs ? Basons-nous sur les trente dernières années, au bas mot : le concept fondateur de la société états-unienne n’a plus aucun retentissement réel dans sa production culturelle. Oh bien sûr, les Américains ont besoin de héros, et leur production ininterrompue de blockbusters est là pour nous le rappeler. Mais est-ce qu’un Vin Diesel correspond au modèle de l’entrepreneur de génie, modèle d’une génération, qui a gravi les échelons sans jamais tricher, à force de travail et de motivation ? Je pense que j’enfonce une porte ouverte en disant que personne ne veut d’un bon self-made-man. Plutôt désespérant. Pas de tension, pas de scandale… La soi-disant panacée héroïque de la vraie vie est juste quelque chose d’infilmable, si bien que depuis longtemps, dans une œuvre, quand un homme « se fait tout seul », on a toujours à faire à un personnage sombre, qui inflige parfois au centuple le mal qu’on a pu lui faire.
The Social Network n’a même pas à inventer pour casser ce pseudo-mythe. Il pose un calque sur la réalité, lui met quelques notes de piano, coupe les vides dans les conversations, ajoute une pellicule de charisme cinématographique et le tour est joué. Vous vous souvenez peut-être de la stupéfaction générale sur le Net, l’année dernière, quand nous avions eu vent que « Facebook : Le Film » était sur le point de débouler dans les salles obscures. Allons… « Facebook : Le Film » ? Mais quel pouvait être le scénario ? Quelle sorte de grasse exploitation de filon facile était ce projet ? Je peux me revoir à cet instant, n’arrivant pas y croire.
Puis une année a passé – et une année, c’est très long à l’échelle du buzz. Mettons les choses au clair : nous savons depuis bien plus d’un an que Facebook est un fichier des R.G. ultra-perfectionné autant qu’il est un atomiseur de vie privée. Mais savait-on quelque chose en particulier sur son fondateur ? Oh, vite, fait, un obscur geek qui a décroché le jackpot de l’Interwebz, comme des dizaines d’autres depuis des années. Mais aujourd’hui, tout le monde connaît le nom de Mark Zuckerberg. Mark Zuckerberg est interviewé. Mark Zuckerberg fait l’objet d’une biographie. Mark Zuckerberg est dans les Simpson ! Mark Zuckerberg assure que la protection des données personnelles est une priorité du site. Mark Zuckerberg, Mark Zuckerberg, Mark Zuckerberg ! (Tenez, essayez de dire ça très vite plusieurs fois de suite, vous allez dérouiller.) Et voilà la nouvelle problématique : utiliser Facebook, ce n’est pas qu’exposer considérablement sa vie personnelle, c’est aussi contribuer à la richesse astronomique de son créateur, dont le parcours individuel mérite amplement d’être approfondi.
Le film commence dans un pub aux alentours de Harvard, où le protagoniste, joué par Jesse Eisenberg, échange avec sa petite amie Erica sur l’attractivité mêlée de mystère des clubs étudiants les plus cotés de l’université. Zuckerberg rêve d’y accéder, quitte à se soumettre à leurs iniques rituels d’intronisation, il brûle de goûter au dernier étage de l’ascenseur social. On fait connaissance avec son regard vitreux, son débit de parole irrattrapable et ses manières étranges. Zuckerberg n’aime pas parler. A quoi bon. Ses muscles faciaux sont d’une lenteur infinie face au flux de ses pensées. Si les humains étaient comme des programmes, tout serait tellement plus facile… La discussion tombe de Charybde en Scylla et Mark finit par vexer amèrement sa fiancée, qui décide de rompre. Loin de se remettre en question, il se précipite sur son ordinateur et, comme un ado attardé, déverse sa rage sur son blog, commettant l’erreur classique de la Toile et ignorant que ce qui tombe sur Internet y reste pour toujours, pour autant que ça en vaille la peine. Sa copine est une parvenue, elle a de petits seins… Pas grand-chose, mais suffisamment pour salir la réputation de la victime dans tout le campus, et même au-delà. Le moment est particulièrement symbolique : le fondateur de Facebook, le même site qui s’arrange aujourd’hui pour passer entre les mailles du filet du droit à l’oubli par tous les moyens, le même site qui a déjà sabordé les carrières, voire même les vies, de centaines de personnes qui n’ont pas pris conscience de la publicité de ce qu’ils partageaient, oui, Mark Zuckerberg même, cède à son ego et grave dans l’éternité sa frustration sexuelle.
Oh, et, dans la foulée, il pose les bases du plus grand réseau social de tous les temps. Tout commence par une entrée par effraction dans les bases de données des départements de l’école. Zuckerberg, épaulé de quelques compères hilares, pille les serveurs et se procure les photos de toutes les filles du campus. Avec ceci, il monte un site de concours de beauté, où les internautes doivent se prononcer sur l’étudiante la plus sexy. Un concept dépeint comme salement immoral, certainement car indissociable du larcin commis, mais qui n’est pas sans rappeler certaines futures applications de Facebook qui permettront exactement la même chose des années plus tard – y compris avec des personnes n’ayant pas donné leur consentement à cette hiérarchisation douteuse. Conséquence logique de l’afflux incroyable de connexions, le serveur d’Harvard explose. C’est le scandale, le blâme, la mise à l’épreuve, mais c’est aussi un incroyable tour de force qui va lui ouvrir les portes d’un des plus gros coups de business de tous les temps.
Tenons-nous en à ces vingt premières minutes pour l’exposition. Le film a en trame de fond des procès intentés par les collaborateurs de Zuckerberg, qui semblent vouloir grappiller quelques miettes du pactole Facebook. Mais la réalité est plus complexe. Bien sûr, il a été rude envers sa copine, il a ronchonné sur le Net, il a cracké un système comme tout Anonymous se sentant pousser des ailes aurait pu le faire… Mais avec ses inaptitudes sociales, ses sandales en plein hiver, son affreux pull sans forme, Zuckerberg appelle une forme de sympathie. Attention, de sympathie, pas d’empathie ; le jeu d’acteur de Jesse Eiseinberg est très porté sur l’aspect clinique du geekisme, avec son lot de blindage émotionnel déconcertant et de nivellement par le bas des expressions. Mais la sympathie tout de même… Après tout, la frustration, pour ne pas dire la rage, peut s’avérer un moteur valable dans la construction d’une carrière. En faisant un petit effort, on peut tous se reconnaître dans ce garçon qui apprend de ses multiples échecs en ruminant une sorte de mantra indiscontinu à la « J’vais leur montrer ». Jusqu’à un certain point, évidemment. Zuckerberg fait mûrir son projet de réseau social, chourave quelques idées par-ci, par-là, prend des libertés avec les codes d’honneur et fréquente de vrais requins, particulièrement jeunes mais déjà vieux briscards du business du Net comme Sean Parker, le fondateur du célèbre site de téléchargement (illégal) Napster, joué par un Justin Timberlake méconnaissable. Tout au long de l’ascension virale du site, la réalité des faits se rappelle régulièrement au spectateur qui, pour peu qu’il soit membre de Facebook, rit par exemple de bon coeur à l’étrange eurêka du héros qui donne naissance à la fonction du relationship status.
« On ne peut pas avoir 500 millions d’amis sans se faire quelques ennemis ». Mark Zuckerberg dépasse-t-il les bornes ? Ou est-il à plaindre, embarqué par les gourous de la prédation économique comme Sean Parker ? Erica demeure le fil rouge de l’histoire, comme un rappel de son immaturité. La vie n’est pas qu’une bagarre professionnelle sans merci jusqu’au moment où l’on peut beugler à pleins poumons « I’m the CEO, bitch ! ». Eduardo, le meilleur ami et directeur financier de Mark (Andrew Garfield), est probablement le seul être humain qui le rattache à une sorte d’éthique. Il est d’ailleurs assez frappant de constater l’absence totale de référence aux parents de Zuckerberg. Au banquet décadent de la fortune express, Eduardo prend certes sa ration de champagne et de petits fours, mais voit les ennuis arriver. Il percute moins vite que son nerd de pote, n’invente pas les petits concepts qui font tout comme lui, mais il est le véritable avatar du spectateur dans l’œuvre. Décidément enthousiaste, puis peu à peu loser. Exténué. Complètement fourbu au beau milieu de sa vingtaine. Ce loser, c’est vous, c’est moi.
Maintenant, je sais ce que vous pensez. Vous pensez probablement la même chose que moi avant d’avoir vu ce film, et même encore un chouïa après le visionnage. Où est la tension dramatique, où est le conflit dans The Social Network, un film où il n’y a pas vraiment de vie brisée, pas vraiment mort d’homme, pas vraiment d’enjeu démesuré, pas vraiment de philosophie existentielle ? Loin de moi l’idée de codifier l’impact émotionnel et la profondeur d’un film, ce serait absolument vain et odieusement suffisant. Mais David Fincher est conscient de cette question. Et il a deux réponses. La première, c’est que le film doit aussi être envisagé sous l’angle d’une sorte de teen movie intelligent. A ce titre, il convient de saluer les excellents dialogues et quelques situations cocasses, qui font l’essentiel de l’humour dans le film. Pas vraiment de clown de service, chaque personnage a sa part de remarques spirituelles, de comportements excentriques et de sarcasmes acérés. On passe juste un très bon moment : le rythme est haletant, l’action est bondissante. On rit beaucoup, et à juste titre, pour ce qui a paradoxalement été présenté dans son trailer comme une chronique adulescente plus proche d’un Elephant que d’un American Pie, à grand renfort d’une version plus mélancolique encore de Creep de Radiohead… Encore une raison de ne pas croire les bandes-annonces. Les nerds, les fils à papa, les petits saligauds aux dents longues en prennent pour leur grade : gardons à l’esprit cette bonne dose de satire sociale si l’on veut appréhender correctement The Social Network.
La deuxième réponse de Fincher, c’est la délicatesse. Sur le plan graphique, le réalisateur se défoule principalement dans une scène, avec une métaphore assez évidente : une épique course d’aviron, avec moult ralentis graphiques, le tout sous une musique apocalyptique. « Out of place », peut-être, mais plutôt jubilatoire. Pendant tout le reste du film, Fincher n’en fait jamais trop, et évite soigneusement une dramatisation extrême qui aurait vraisemblablement coulé son travail. Fincher a une chouette histoire vraie à raconter, avec sa part de symbolique, et il la restitue fidèlement. La figure ambiguë de Zuckerberg, la division des responsabilités, les péripéties, même la bande-son discrète et éclectique ne vous désigneront pas ostensiblement où être scandalisé, où prendre parti, où vous sentir triste. Ce film ne cherche pas à vous briser le cœur ou à vous faire la morale, encore heureux. Mais le développement scénaristique et l’enchaînement chaotique des dysfonctionnements dans les vies des personnages ne laissent vraiment pas de bois, autant qu’il existe quelques messages forts à dégager au final. Avec le matériel qu’il a eu à traiter, on peut considérer que le pari « Facebook : Le Film » est pleinement honoré, et constitue une expérience bluffante de cinéma dans son genre.
Il est raisonnable de dire qu’il y a Facebook avant The Social Network et Facebook après The Social Network. Addictif ? Assurément, le site le reste. Humaniste ? Soyons sérieux, il ne l’a jamais été, malgré le vœu pieux de son patron de rendre le monde plus « open ». Mais le film apporte un arrière-goût d’une nouvelle amertume lorsque l’on cède à ses démons et qu’on se connecte compulsivement sur le réseau social. En fin de compte, à la tête d’une fortune immesurable et du pouvoir qui va avec la direction d’une communauté d’un demi-milliard de membres, cet homme est seul face à son destin. Après tout, il reste encore d’innombrables chances au milliardaire de Harvard de se faire une véritable image de bienfaiteur social et de devenir un exemple mondial de générosité, à l’instar un certain Bill Gates, dont le personnage fait d’ailleurs une apparition dans le film. La marche à suivre, comme un symbole…
Articles complémentaires :
© Alex pour OmniZine - L'omni-webzine des omnivores de la culture, des sports et de la geekitude !, 2010. | Permalien | Pas de commentaire