Par ailleurs, on relève chez ces nouveaux touristes une démarche de plus en plus identitaire, laquelle s’oriente vers une recherche d’authenticité, de racines, la nostalgie d’une culture arabe riche et diversifiée qu’ils pensent perdue ou mise à mal par la mondialisation, souvent perçue comme une occidentalisation plus ou moins agressive. Cette quête d’authenticité et d’expérience culturelle liée à un passé imaginé comme quasi édénique, touche toutefois autant le monde occidental, ce que confirme la fréquentation croissante des monuments et surtout des écomusées, des villages typiques et des parcs de loisir à thème historique conçus comme des « Disneyland de la nostalgie ».
Au Liban, les sites archéologiques abondent. Cependant, les monuments liés à l’architecture arabe restent en nombre modeste ; on pourrait citer Deir el Kamar et ses bâtiments du XVIIIe siècle ou, naturellement, l’un des sites les plus importants, le palais de Beit Eddine, qui fut construit au début du XIXe siècle. Pour répondre à la demande spécifique des touristes, des initiatives se font donc jour, dont la plus singulière reste Assaha (traduisez : la Place), un « village » traditionnel construit de toutes pièces au milieu des années 2000 dans le quartier Sud de Beyrouth, bien loin du centre ville, de ses rues commerçantes et de sa vie nocturne.
Ce village, propriété de l’organisation caritative Al-Mabarrat, inclut, sur près de 11.000 m2, un musée, un restaurant et un hôtel haut de gamme. Le projet fut initié par un chef religieux chiite, Sayyed Mohammed Hussein Fadlallah (1935-2010). Le personnage demeure controversé en Occident, dans la mesure où il dénonça les ingérences américaines dans le monde arabe, soutint la cause palestinienne et la résistance contre l’occupation du Sud Liban. On pensa longtemps qu’il avait partie liée avec le Hezbollah et l’Iran. Cependant, les positions libérales qu’il prit, notamment concernant le respect de la pluralité religieuse, les questions sociétales et surtout le statut des femmes, le rendirent aussi populaire au sein des Musulmans non-intégristes et des intellectuels libanais que suspect aux yeux de Téhéran et des théocraties de la péninsule arabique. Aujourd’hui, son nom reste lié aux structures qu’il créa (centres d’accueil, nombreuses écoles, etc.) en faveur des orphelins et des enfants handicapés pour suppléer les carences du secteur public. Avec le complexe touristique Assaha, le religieux pensait – c’est la version officielle qui est couramment admise – trouver une source de financement supplémentaire pour ses œuvres caritatives.
Il serait difficile de ne pas voir dans Assaha l’illustration de ces réflexions. Et si Alphonse Allais proposait plaisamment de « construire les villes à la campagne », l’esprit de ce complexe hôtelier et culturel reflète exactement l’intention inverse : construire un village traditionnel au centre d’une capitale, un lieu de mémoire dont le but social, pédagogique et touristique serait de témoigner d’un passé mythique révolu, de faire revivre une culture arabo-musulmane ancienne, en mettant l’accent sur ses valeurs et son mode de vie.
L’originalité du projet, conçu par l’architecte Jamal Makke, repose sur la construction, en faisant appel à des technologies modernes, d’un village nécessairement imaginaire à partir de matériaux d’époque et d’éléments recyclés. Ainsi, une grande partie des pierres, des tuiles, des poutres et autres boiseries provient de bâtiments anciens voués à la démolition. Pour la décoration intérieure, de nombreux objets anciens (roues de charrettes, poignards, panneaux de bois, fenêtres) ont été utilisés. Lorsque des éléments originaux faisaient défaut, on eut recours à des copies de qualité. Ce concept de recyclage, allié à des technologies de pointe, s’inscrit résolument dans la modernité, tandis que le résultat obtenu revendique son attachement à la tradition. Le résultat est assez saisissant et plonge le visiteur dans ce qu’Umberto Eco appelle « l’hyper-réalité », en d’autres termes la création ex-nihilo de vestiges d’une mémoire collective qui ne reflète pas nécessairement la réalité historique, mais qui la simule en fonction de l’idée préétablie d’une identité culturelle fantasmée.
Le succès commercial et financier du complexe Assaha semble apporter des éléments de réponse. Sans doute imaginé au départ pour attirer une clientèle musulmane plutôt conservatrice (on ne sert d’alcool ni dans l’hôtel, ni dans le restaurant) et chiite, il reçoit aujourd’hui des visiteurs libanais et étrangers de toutes origines et de toutes confessions. Sa politique de prix raisonnables permet au classes moyennes, voire populaires, en quête « d’authenticité » de venir y passer un moment et, en particulier, de visiter le musée où est exposée une foule d’objets usuels des siècles passés. La reconstitution de scènes villageoises, où des mannequins de cire figurent des artisans et des habitants dans leurs activités quotidiennes, ressemble peut-être à un « Musée Grévin de la ruralité » un peu naïf, mais cette forme de spectacle semble correspondre aux attentes du public.
Situé en plein quartier chiite de Beyrouth, loin des centres d’affaires et commerciaux, loin de tout centre d’intérêt touristique, à l’exception de l’aéroport, cet hôtel représentait un défi aux lois du marketing. Mais une clientèle désireuse de vivre une expérience culturelle alternative consacre la réussite de ce pari risqué. Comme si l’illusion du réel, obtenue par des moyens modernes, pouvait palier l’absence ou l’insuffisance de réel pour une société nostalgique de son histoire.
Illustrations : Assaha, une façade extérieure - Place intérieure centrale - Chambre syrienne - Chambre japonaise. Photos D.R.