...C´est avec une larme que j´ai compris que ce blog est vraiment beaucoup lu. Bon la larme, c´est une romance entre nous. Toutefois, je ne vais pas le cacher, plus de 15,000 visites en 2010 avec un pic en février, c´est une bonne nouvelle. Je remercie surtout les artistes car c´est eux, leur travail, leurs chansons, leurs mots, leurs maux qui colorent ce blog culture et chanson. Ils sont chanteurs, mais aussi écrivains, réalisateurs etc...
L´interview de l´été c est avec Frédéric Pagès, mais loin de moi la folie de trop en dire. Comme toujours, je n´ai qu´un conseil : Découvrez !
Luc Melmont
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Bonjour Merci pour cet entretien. La Marginalité chez vous est-elle une posture ?
Merci à vous pour l’intérêt et l’attention que vous portez à mon travail. C’est assez rare par les temps qui courent. J’ai le sentiment en effet que nous vivons une époque de papillonnement, de dispersion, d’attention diffuse. Une espèce de brouhaha mondialisé envahit l’espace sonore et favorise une forme d’impatience voire, chez certains jeunes (et moins jeunes) une quasi-incapacité à se concentrer. Dans ce néotumulte les oeuvres denses ont un certain mal à circuler. En même temps elles constituent, par leur seule existence, une forme de résistance. Car plus que jamais, créer aujourd’hui signifie entrer en collision frontale avec la logique du « Grand Système ». C’est pourquoi il faut se méfier des oeuvres, spécialement des oeuvres d’auteurs vivants, qui sont l’objet d’un consensus large. Quelque part, elles doivent pactiser avec les pouvoirs dominants, elles ont partie liée avec la grande entreprise de formatage des êtres qui est en marche pour servir les intérêts du marché et des puissants qui le dominent.
Tout cela m’amène à votre intéressante question qui m’invite à réfléchir sur ma pratique professionnelle. Si je suis honnête avec moi-même, je dois vous répondre non, la marginalité, chez moi, n’est pas une posture et, franchement, je préférerais être un peu plus connu, comme on dit, et surtout reconnu. Non pas du grand nombre car la voie que j’ai choisi m’interdit, en principe, ce genre de diffusion. Mais je ne cracherais pas sur la reconnaissance d’un public, d’un « peuple » comme disait Nougaro, un peu plus large et sensible à ma démarche. En même temps il n’est pas étonnant, notamment pour les raisons que j’évoque plus haut, que mon travail d’auteur-compositeur-interprète soit brutalement marginalisé. D’autant que je n’ai absolument pas l’intention de faciliter les choses à l’auditeur. D’une certaine manière j’ai donc bien ce que je mérite. Tout cela ne doit pas nous empêcher de persister, de travailler en maintenant notre cap tout en affinant et en précisant notre propos, d’allumer des balises dans le brouillard, de faire des signaux pour essayer de rejoindre ceux et celles qui, peut-être, attendent, ont soif du genre de parole-musique que nous nous efforçons d’assembler, de composer. Dans cette entreprise le rôle de passeur que vous jouez est déterminant. Patience.
Existe t-il des chanteurs 'marginaux' que vous appréciez ?
Par définition il est difficile de parvenir aux chanteuses et chanteurs marginaux. Parmi ceux et celles qu’il m’a été donné de croiser ces dernières années, je citerai notamment Manu Galure qui m’a beaucoup impressionné sur scène (Au Festival de la « Chanson à textes » de Montcuq), Gaëlle Cotte qui travaille avec moi mais qui se produit aussi avec son propre groupe pour sa voix splendide, son sens du rythme et sa belle présence, Arbon pour ses fables malicieuses qui font mouche, Abed Azrié qui a un parcours assez proche du mien, en lien avec la littérature et puis Jann Halexander que je connais mal mais ce que j’ai entendu de lui m’a donné envie d’en savoir plus.
Mais
je voudrais parler aussi d’un jeune auteur-compositeur-interpréte
vraiment marginal, à la marge de la marge et qui cisèle dans
son coin des petits bijoux de chansons très singulières, très
personnelles. Il s’agit de Philippe Martin qui est aussi vigneron
et qui oeuvre en toute intégrité à l’écart du tumulte. Ecoutez
« Blanc » par exemple (www.myspace.com/lebonsauvage), le
type de chanson poétique que j’adore et qui se bonifie à chaque
écoute.
Pourquoi cette passion pour le Brésil ? Pourquoi ce lien si fort, presque passionnel ?
Le Brésil est arrivé dans ma vie tout naturellement par le Jazz, le Jazz qui est venu à mon secours pendant mon adolescence tandis que je me morfondais dans la France moisie et rance d’avant 1968. Le Jazz n’est pas seulement l’univers musical richissime et magique que l’on sait mais c’est aussi une culture, une façon de vivre : créativité, improvisation, partage. C’est un milieu extraordinairement stimulant pour un artiste qu’il soit musicien, peintre, écrivain...Or les musiciens de Jazz ont commencé à s’intéresser à la musique brésilienne à partir du début des années 1960 et à la diffuser dans le monde. A l’époque où j’ai commencé moi-même à en écouter, vers 1965, très peu de vinyls d’artistes brésiliens nous parvenaient en France et ils s’agissaient généralement de musiciens qui résidaient et travaillaient aux Etats-Unis comme Sergio Mendes. Dés que j’ai commencé à entendre cette musique, elle m’a tout de suite captivé. La richesse des harmonies, la subtilité des mélodies m’ont d’abord charmé. Puis je me suis fait traduire les paroles. C’était l’époque où d’authentiques poètes comme Vinicius de Moraes, Chico Buarque de Holanda, Aldir Blanc ou Fernando Brant écrivaient les paroles des chansons brésiliennes. J’ai été stupéfait de découvrir la richesse et la densité de ces textes. Encore plus abasourdi d’apprendre que ces chansons souvent sophistiquées et complexes rencontraient un immense écho populaire faisant mentir tous les aigrefins et autres marchands de camelote qui soutiennent que les peuples n’aiment que la soupe fade. Quel était ce pays où « la poésie de chanson » circulait dans la rue et baignait le quotidien des gens ? Il fallait que j’y aille. J’ai préparé ce voyage pour avoir le temps de m’immerger dans cette réalité que je devinais « toute autre ». J’ai voulu faire ce premier voyage en cargo, c’est cette traversée que je raconte dans la chanson « Cargo Mixte » et qui fut un pur enchantement. J’ai débarqué au Brésil un jour de novembre 1979. Je devais y rester 4 ou 5 mois. Je ne suis rentré en France qu’au bout de 10 mois, conquis, transformé à jamais par le Brésil qui est devenu ma « patrie cardiaque » et où, depuis, je me rends régulièrement au moins deux fois par an. J’aime ce pays, son énergie singulière et sa générosité, son talent, son fourmillement créatif, sa spiritualité vivante malgré les immenses problèmes, les déséquilibres gigantesques auxquels il est confonté, la brutalité et la cruauté des rapports de force. C’est un pays en plein chantier où il y a de l’espace pour des initiatives innovantes ainsi qu’une joie contagieuse de vivre et d’entreprendre. J’aime travailler et vivre au Brésil et je crois que je suis devenu moi-même un peu brésilien. J’enregistre souvent au Brésil avec des musiciens et des techniciens talentueux et subtils, très respectueux, à l’écoute de ce que je souhaite et qui devinent mes intentions car ils sont très sensibles avant tout à cette chose impalpable et difficile à cerner que l’on appelle « la poésie ».
C'est un Brésil mélancolique que vous chantez...crépusculaire, mélancolique, vous n'avez pas peur de briser les clichés que les gens se font de ce genre de pays (par exemple, on sait peu qu'il neige et qu'il fait froid dans le sud du pays)?
Crépusculaire, je ne sais pas mais contrasté, certainement. D’autant que le Brésil est presque un continent, une nation constituée en réalité de plusieurs « pays ». Quoi de commun, en effet entre le Grand Sud italo-allemand verdoyant et prospère et où, effectivement, il peut neiger en hiver et les solitudes du Sertão du Nordeste où survivent des arbustes épineux qui, parfois, ne recoivent pas une seule goutte d’eau pendant trois ans et qui se contentent de la rosée que leurs branches tordues captent au ras du sol ? Quoi de commun entre São Paulo, une des plus grandes villes du monde, univers ultra-urbain saturé de technologie en constant bouillonnement que je tente de décrire dans ma chanson Planète São Paulo et le « monde aquatique » de la région amazonienne qui vit au rythme des crues et décrues, fabuleux royaume végétal qui reste encore le plus vaste du monde malgré les aggressions inouïes et permanentes dont il est l’objet, « guerre » que j’évoque dans Apokaos Amazonie , « Apokaos » étant un vocable que j’ai formé, mélange d’Apocalypse et de chaos. Mais quand vous parlez de « crépuscule » et de « mélancolie » je pense que vous faîtes allusion aussi à ma chanson Minas, une province qui m’est chère et qui est encore une autre histoire, région de montagnes vieilles, de lumière fluide, d’horizons bleus, de végétation rase, austère... espace et solitudes, silence et haute spiritualité, peuple contemplatif et « taiseux ». Une toute autre magie. C’est de là que je vous écris en ce moment, dans mon bureau-bibliothèque situé dans une petite forêt où des pans de lumière crue rentrent sous le couvert de grands arbres ornés d’orchidées, dans une paix impressionnante, seulement troublée par la cymbale infime de quelque insecte, le souffle d’une saute de brise dans les hautes frondaisons ou le tapotement du bec d’un pivert contre l’écorce...
Pourquoi La Danse Etrange ?
Je suis dans la Danse Étrange... Cette chanson m’a été inspirée par un livre de l’excellent écrivain cubain Leonardo Padura. Dans ce roman, le détective Conde, le personnage que Padura a créé et qui est le héros de la plupart de ses récits, est aux prises avec la réalité contrastée et insaisissable de la société cubaine contemporaine : qui est qui dans ce théâtre de dupes ? Qui ment et qui dit vrai ? Qui est ami, qui est ennemi ?...Au cours de cette enquête particulière, Conde se répète à lui-même, comme un mantra, cette phrase qui est, paraît-il, un vers du poète José Marti : Je suis dans la danse étrange. Je n’ai jamais retrouvé le poème en question. Mais cette phrase me parle énormément, elle traduit largement mon état d’esprit dans le moment historique que nous vivons et où, comme Conde à Cuba, on ne sait au juste qui tire le ficelles, qui est traître et qui est allié, bal masqué et théâtre des égos... J’ai donc écrit la suite à ma façon. Nous traversons une zone de fortes turbulences spirituelles, entre délices et terreur. Dieu, apparemment, se tait. Quelquechose se prépare dans l’ombre et on ne sait au juste d’où le coup va partir. C’est ce qui rend notre époque très troublante. C’est cette méditation qui constituera largement la matière de mon prochain Cd. La terreur sans nom qui rôde. En même temps, il y a ces délices, cadeaux que la vie, parfois et malgré tout, nous réserve...
Comment êtes-vous venu à la Chanson ?
J’ai fait des études de Sciences Politiques et de droit que je ne regrette pas du tout d’ailleurs, à une époque de convulsions sociales assez passionnantes, autour de 1968...Ensuite j’ai pris la route et occupé divers emplois, généralement des travaux manuels, au fil des rencontres et selon les nécessités. Dans ces errances la musique et les mots m’ont constamment accompagné.
Enfant, je pianotais, je me faisais mon Jazz personnel sur le grand Pleyel à queue de ma grand-mère. En même temps je m’immergeais dans les livres, je me pourléchais du miel de la littérature. Un homme a réalisé la synthèse et montré une voie possible, a éclairé un chemin: Claude Nougaro qui a réconcilié en moi Miles Davis et Victor Hugo, Rimbaud et Coltrane et qui m’a pris sous son aile entre 1975 et 1980 pour quelques cours particuliers bien sentis et exigeants de composition de chansons. C’est de lui que j’ai appris ce métier que j’essaie d’exercer sur scène, en studio et parfois aussi dans le cadre d’ateliers que j’anime, avec notamment mon compère percussioniste Xavier Desandre-Navarre et la chanteuse Gaëlle Cotte dont je parle plus haut. J’ai la chance de travailler en effet avec une équipe de musiciens exceptionnels qui, bien plus que des accompagnateurs, sont des partenaires à part entière de mon aventure artistique. Outre les deux artistes pré-cités, je me produit sur scène, j’enregistre et je compose avec Pascal Palllisco à l’accordéon et Alfonso Pacin à la guitare ou au violon. Au Brésil je travaille régulièrement avec des musiciens et arrangeurs comme Mauro Rodrigues, Dudu Trentin, Lelo Nazario, Rodolfo Stroeter...Sans oublier Daniela Cruz qui nous aide à mettre en forme et à diffuser nos productions.
Comment vous décrivez-vous votre relation au public ?
Tout se passe comme si nous avions, chacun de nous, un ou plusieurs défis particuliers à relever au cours de notre existence. La vie, spontanément, se charge de nous placer dans la situation de les affronter. Il ne faut pas fuir cette confrontation car là se joue sans doute notre destin et la réussite ou l’échec éventuels de notre parcours.J’ai toujours eu une certaine difficulté à m’exposer, à m’imposer et à exprimer mes émotions. Nougaro me disait que c’était dû à mon manque d’humilité. En pratiquant ce métier de chanteur-diseur, je dois nécessairement m’exposer, m’imposer et laisser parler l’émotion, je dois affronter mes dragons. Ainsi, avec le public, ce qu’on appelle le public, les gens auxquels je m’adresse quand je suis sur scène, j’entretiens une relation parfaitement ambigüe car cet exercice, chanter en public, à la fois me torture (j’exagère un peu) et me sauve. Et je comprends Brel qui disait qu’il vomissait tripes et boyaux avant chaque représentation. En même temps je me demande s’il a eu raison, à un moment donné, de déserter le champ de bataille et de renoncer à la scène.
J’essaie d’emmener le public dans mon voyage, de l’attirer dans un cercle magique, dans la pêche miraculeuse d’une révélation. Tout cela est assez prétentieux. Mais monter sur une scène est déjà, en soi, une démarche prétentieuse. Cela dit rien n’est possible sans un aide extérieure, sans une inspiration venue d’on ne sait où et que nous devons laisser entrer en nous, passer par nous, à laquelle nous devons nous abandonner et dont nous ne sommes peut-être que les serviteurs et les portes-voix.
La crise, la chanson en crise, le concert en crise, vous en pensez quoi ?
Nous vivons en France, depuis plus de 30 ans, dans une ambiance de crise.Ce mot recouvre plusieurs réalités. D’une part il désigne les turbulences causées par un certain nombre de déséquilibres structurels et conjoncturels qui entraînent un disfonctionnement de la machine économique. Le développement du chômage de masse en est sans doute la conséquence la plus grave et la plus significative. Et il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont cette menace permanente est utilisée pour casser les vélléités de révolte. La mise en scène de « la Crise » est devenue une arme de choix pour contenir les revendications. Plus récemment la Crise c’est aussi, bien sûr, les errements de la spéculation financière, le chancre de cette « économie de casino » qui s’est développée en parasite sur le travail productif et qui a bien failli précipiter l’ensemble de l’économie mondiale dans l’abîme de la banqueroute. Mais la Crise c’est aussi une réalité plus subtile qui se superpose en partie à la première mais qui est l’expression d’une évolution bien plus profonde et sournoise. Je dirais que, pour moi, la Crise c’est l’expression d’une insatisfaction lancinante, d’une frustration tétue, d’un mal-être essentiel qui débouche sur une forme de dépression. C’est le signe de l’effondrement progressif d’un modèle de société fondé essentiellement sur l’accumulation frénétique d’objets et de pouvoir qui mène à une « obésité structurelle » morbide et maladive. Au milieu de son bric à brac d’objets et de « produits » amoncelés, l’homme occidental est triste tandis qu’une futilité imbécile envahit l’espace public, que l’individualisme sordide prospère, que la morosité et l’amertume occupent le terrain, que la négativité prend le pouvoir....Rien à faire, la vraie vie est ailleurs.
Et la chanson dans tout cela ?
Peut-être que la chanson, la chanson qui nous intéresse vous et moi, pas la ritournelle jetable et crétinisante, peut-être que cette poésie de chanson, comme disait Cocteau, nous parle de cet ailleurs. Peut-être qu’elle ouvre, pour un instant, un espace magique où l’âme respire plus à son aise. La chanson est faible, dérisoire... et en même temps elle touche sans doute à quelque chose de très fondamental, quelque chose qui est constitutif de notre humanité. Elle fait vibrer des harmoniques subtiles. Elle masse notre intérieur. Elle participe à sa façon à cette tâche vitale, mystérieuse et quasi-clandestine de réenchantement du monde...
Pour finir : quel est votre plat préféré ?
Comme la plupart des musiciens, je suis gourmand. J’ai beaucoup de plats préférés. Je me souviens par exemple en salivant d’un poisson à la vapeur que l’on sert dans un petit restaurant chinois de Cayenne avec une sauce à la coriandre. Mes goûts évoluent aussi avec le temps. Mais pour l’instant je dirais que mon plat préféré c’est le poisson frit fraîchement péché que Dona Lucia prépare devant vous au comptoir de son petit stand du Marché Ver o Peso de Belém en Amazonie brésilienne. J’arrose ce poisson d’une giclée de citron vert et de quelques gouttes d’un piment aromatique, je l’accompagne d’une purée d’açaï, ce petit fruit sombre d’un palmier gracile de la région, d’un peu de farine de manioc, de riz et de haricots noirs et voilà une nourriture des dieux que l’on déguste face au fleuve immense bordé au loin par la forêt vierge, protégé d’un soleil tonitruant par un auvent de toile blanche, un verre de bière glacée à la main....
Découvrir :
www.grand-babyl.info
www.myspace.com/fredericpages et sur Youtube : « Je suis dans la danse étrange »