Qu'on est bien, dans les bras, d'une personne du sexe opposé, qu'on est bien, dans ces bras... là. Qu'on est bien, dans les bras, d'une personne du genre qu'on n'a pas, ...
Ces vers, ô combien, affligeants du chanteur Guy Béart montrent bien à quel point chanson et homosexualité ont rarement fait bon ménage pendant longtemps. D'ailleurs, dire que les temps ont changé, c'est un peu se précipiter. L'homophobie tranquille régna sur le monde de la Chanson pendant trop longtemps. On pense aux propos de Jacques Brel qui trouvait que les homosexuels avaient l'amusement triste. Le pauvre n'avait pas encore mis les pieds dans une Gay Pride...et pour cause, en Europe, à son époque, ça n'existait pas encore. Heureusement, Aznavour, Dalida, dans la langue de chez nous, à défaut de faire pleinement évoluer les choses, ouvrirent des lucarnes, des possibilités. Serge Gainsbourg disait qu'il fallait tout chanter : la modernité, l'argent, le béton. Il fallait aussi chanter la pluralité des sentiments, troubles ou pas. Si les artistes cités précédemment l'ont fait par petites touches, c'est Jean Guidoni, clairement homosexuel, qui fera une révolution. Qui l'écartera pour toujours d'une grosse partie du milieu de la Chanson (car opinions de gauche et homophobie ne sont pas incompatibles et aux dires de plusieurs témoignages, sont aussi courants dans le milieu de la Chanson). Puis au Jean Guidoni des années 80 (époque d'une Farmer à l'univers fortement crypto-gay) succède des artistes ambigües, voire franchement gays ou lesbiennes : Nicolas Bacchus, fin des années 90, Juliette (pas Gréco, l'autre, hein?), Indochine, Laurent Viel etc...qui se chantent, chantent ceux et celles qui leur ressemblent et qui en même temps refusent les ghettos et s'adressent, c'est leur souhait, au plus grand nombre.
Bruno Bisaro fait partie de ces artistes, engagés à tout point de vue. L'engagement est naturel, viscéral, s'explique par un chemin de vie, des origines, l'artiste a accepté de nous accorder une entrevue, libre comme toujours. Artiste complet, chanteur, poète, écrivain, musicien, éditeur, danseur contemporain né en 74 à Créteil, homme de scène à part entière, "Figure de style du mouvement gay et lesbien" comme il se définit lui-même, Bruno Bisaro a conquis un public fidèle et varié.
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M. Melmont : Bonjour Bruno Bisaro, je suis heureux que vous m’accordiez cet entretien. Vous êtes auteur, compositeur, interprète, poète, vous gérez une maison d’édition, et j’oublie sûrement encore d’autres choses, alors on va être direct : vous n’avez pas peur qu’on vous reproche d’être trop prolixe ?
B. Bisaro : Ma vie est d’avoir plusieurs vies. Malgré le vieil adage : « on n’a qu’une vie », je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui n’en avait qu’une seule ! L’artiste maudit est une figure d’un autre temps, d’une autre époque. Etre prolixe, bavard est pour moi une façon de m’extraire de cette tragédie là, la tragédie de la société bourgeoise et de tous ses la(i)ssés-pour-compte.
M. Melmont : Quel regard portez-vous sur le monde de la musique actuelle ?
B. Bisaro : Il y a en réalité les mondes de la musique actuelle qui ne forment pas à eux-seuls un monde. Ces mondes sont séparés les uns, les autres et parfois ils restent coupés du reste du monde. Ils sont régis par les mêmes lois, les lois du marché, la loi du plus grand nombre, la loi du plus fort et du plus bruyant, les mêmes règles, les règles du format informatique, celles de la mercatique… Heureusement pour nous, il y a depuis longtemps les musiciens qui savent passer d’un monde à l’autre et le public qui sait franchir les murs. La musique se moque pas mal de ce qui est actuel comme elle se moque pas mal des murs, des cloisons, des frontières… Elle nous touche profondément dans notre individualité mais aussi comme sentiment collectif, notre sentiment d’appartenir à une collectivité, à une communauté, à un ensemble qui nous renvoie toujours dans le moment présent au sentiment de notre propre finitude et dont il serait pourtant faux de dire que cet ensemble ne forme qu’un seul destin. Ce qui est frappant, c’est cette façon que nous avons de faire de la musique aujourd’hui, de la concevoir, de la fabriquer, de l’enregistrer, de la programmer, de la partager… Le son de notre époque n’est presque jamais celui de la musique elle-même mais celui de la technologie et des variations technologiques. Comme si nous avions peur d’être entendus et de nous faire entendre, comme si nous voulions rester inaudibles, presque par vocation… Je me souviens de Jacques Higelin sur un plateau de télévision frapper contre un morceau de bois ou quelque chose comme ça, et ce faisant, faire exister sa chanson de manière remarquable. C’était vraiment révolutionnaire… Les avancées technologiques (qui restent le fruit du hasard, de la manipulation et des révolutions informatiques) avancent plus lentement que les avancées de l’esprit et pourtant quelle place nous leur donnons, quel rôle nous leur attribuons ! La musique actuelle se fait pour moi dans l’authenticité des petites salles de spectacle parce qu’à cet endroit précisément, il n’y a pas encore de confusion possible entre la création (la création et donc bien évidemment les conventions artistiques avec ceux qui s’en réclament et ceux qui les contestent) et ce que j’appelle le conceptuel (c’est-à-dire l’idée, préconçue, arrêtée, tangible surtout à une époque où tout est standardisé, la communication, le format, le progrès technologique…)
M. Melmont : La Crise du disque, du concert ? Et vous dans tout cela ?
B. Bisaro : Ce sont deux choses différentes… Elles me concernent différemment : il y a d’un côté la crise de l’éditeur que je suis (et bientôt la crise de l’éditeur discographique que je serai)… (Rires) et de l’autre, la crise du producteur de spectacles vivants que je traverse depuis plusieurs années déjà. En tant qu’artiste et saltimbanque, la crise ne me concerne pas sauf comme refrain ou sujet récurrent de la plupart de mes chansons et poèmes ! Un artiste est toujours en crise, c’est-à-dire qu’il se situe toujours à un instant décisif, à un instant qui engage pleinement sa responsabilité. L’artiste n’est pas libre. Il choisit. Il peut choisir d’être libre ou non. Il choisit la rencontre avec l’autre. L’autre ne le choisit pour ainsi dire jamais, même lorsqu’il vient à lui…
M. Melmont : Et comment êtes-vous venus à la Chanson ? Quelles ont été et quelles sont vos influences ?
B. Bisaro : J’ai d’abord chanté en famille… En Italie, dans la maison familiale, nous chantions tous les soirs d’été, à la tombée de la nuit, à plusieurs voix, à plusieurs guitares… Et puis, plus tard, il y a eu le rock, à Paris, dans les pubs enfumés de la place Clichy... Ma rencontre avec Alain Moisset (chanteur et mélodiste) fut pour moi déterminante. Mes influences sont multiples : de la folk music à la chanson française mais aussi d’autres influences, littéraires, théâtrales, cinématographiques…
M. Melmont : Racontez-nous : pourquoi l’expérience insolente ?
B. Bisaro : J’évoque « l’expérience insolente » dans mon essai « la Riposte » paru dernièrement aux éditions Bruitage, ma propre maison d’édition. Je pense avant tout et comme beaucoup de créateurs d’ailleurs, être un insolent et non un provocateur. Nous provoquons toujours à notre insu, malgré nous. La provocation ne relève pas de la responsabilité ni de la liberté de choix du créateur ou du saltimbanque. Elle appartient au politicien, au publicitaire, au journaliste… Caligula dans la pièce d’Albert Camus est un insolent lorsqu’il dit : « je veux qu’on rit » ou « demain, c’est famine » et non un provocateur. Le chanteur Damien Saez est un insolent lorsqu’il chante : « la beauté du mal, la beauté du sale » (ou « je veux qu’on baise sur ma tombe ») et non un provocateur. Lorsque l’on dit à propos d’un poète ou d’un chanteur que ses coups de gueule sont en réalité des coups médiatiques, on le tue immanquablement. Aujourd’hui, nous tuons les saltimbanques de la même manière que l’Eglise dans les temps anciens : par le feu ! Le feu de l’actualité, le feu des médias… Toujours, le feu !
M. Melmont : Je voudrais revenir sur votre rapport aux médias : n’avez-vous pas peur d’être allé trop loin dans la polémique avec Gilles Wullus, directeur de la rédaction de TÊTU, le 13 septembre dernier ?
B. Bisaro : Absolument pas. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il existe pour le moment de polémique. Mais il arrivera un jour où les locaux de certains journaux et magazines seront le siège d’une rébellion des artistes, des saltimbanques et de tous ceux dont on ne parle jamais… Nous prendrons possession de leurs outils, nous rédigerons des articles pour dire que nous existons, nous témoignerons d’une réalité qui n’est pas la réalité mais qui est une réalité qui mérite d’être vue, entendue, révélée, critiquée… J’espère que tous ceux qui sont à la tête de la presse écrite, malgré toutes leurs difficultés, entendront cet appel qui est tout autant un avertissement qu’un mauvais présage. Le présage d’une révolution ! Je lisais récemment que toute révolution était impossible parce qu’il n’y avait pas dans l’air, dans l’air du temps, d’idées nouvelles et réellement révolutionnaires, comme il y en avait eues par exemple en France avant 1789 ou en Russie avant 1917. Bien sûr, je ne partage absolument pas ce point de vue. Je sais que nous allons progressivement et pour les quelques décennies à venir vers le chaos. Je ne peux plus dire aujourd’hui que je ne le sais pas. Je dis : nous y sommes. Il est temps d’agir. Il est urgent d’agir. C’est dans cette réalité dont nous ne parlons jamais que nous nous en sortirons. C’est dans cette réalité que nous n’entendons pas que se trouvent les idées et les moyens de nous en sortir. La réalité dont on parle, on ne l’écoute pas. Elle est actuelle. On la parcourt, on ne la lit pas. Elle est objective. On la regarde distraitement, on ferme les yeux, on ne la voit pas. La réalité dont on parle brille comme une étoile qui n’en finit pas de mourir et nous nous accrochons à elle comme si elle avait été un jour bienveillante ou malveillante avec nous, comme si elle avait su un jour nous éclairer sans nous éblouir, comme s’il n’y avait pas là « supercherie ». La réalité dont on parle est une bien triste musique parce que confortable, parce qu’elle nous fait croire encore au destin et aux dieux redoutables alors que nous sommes nous-mêmes devenus des dieux redoutables, meurtriers et complices, insensibles aux vers, au rythme, à la mélodie, comme dans les tragédies d’Euripide.
M. Melmont : On sent une forme de radicalité dans la pluralité de votre expression artistique. Une soif d’écrire, de chanter, de prendre l’art -et nous, le public- à bras le corps, une soif d’engagement aussi… d’où vient cette rage ? De votre homosexualité ?
B. Bisaro : Chanter, faire du théâtre, écrire un livre sont pour moi des actes politiques majeurs. Dans notre famille, du côté maternel, il y avait quelque part en Bretagne, ce grand-père breton, résistant pendant la seconde guerre mondiale, qui avait planqué des explosifs dans son potager pour faire sauter un convoi de nazis et qui avait écrit un livre de recettes de cuisine à Buchenwald. Il en réchappa… Il s’était lié d’amitié avec un aumônier et je sais que pendant sa déportation, il se communiait lui-même tous les jours. Je lui rends hommage dans mon livre « l’intrépide bruno bisaro, poésies (1986-2003) » paru aux éditions Geneviève Pastre en 2005. Du côté paternel, il y avait cet autre grand-père que j’ai bien connu et qui vient de disparaître, dont le père avait refusé qu’il porte la chemise noire de Mussolini. « Ce gars-là » dormait sur le toit des trains en marche. Prisonnier politique, il fut déporté dans un camp de travail non loin d’Auswitsch. Après sa libération, de la Pologne, il revint dans son village natal en Italie, à pieds. Ces deux figures familiales (la première que je n’ai pas connue mais que je peux toujours imaginer, la seconde très familière, à qui je rendais visite très souvent jusqu’à sa mort) m’ont profondément marqué chacune à leur manière et me marquent encore aujourd’hui autant qu’elles m’inspirent. Il y en a eu d’autres, imaginaires : de Bob Dylan à Pier Paolo Pasolini ! Que des héros, autour de moi, dans ma tête, dans mes lectures, dans les chansons que j’entendais autour de moi. Je crois qu’à un moment donné, le désir de devenir un héros, c’est-à-dire un personnage de légende autant que d’histoire, le désir de devenir l’un des leurs m’a littéralement possédé. La foi chrétienne transmise par ma mère ainsi que le sens de la prière, les convictions politiques partagées avec mon père (très rocardien !) ont fait le reste, c’est-à-dire en grande partie l’homme et l’artiste que je suis devenu, avec bien sûr les rencontres : Richard Martin, Geneviève Pastre, la danseuse Nathalie Hervé, Blanche Salant, la comédienne et clown Mylène Lormier, Danièle Delaire, Didier Desmas, chanteur et directeur à Paris du centre de la chanson, l’acteur Akim Ben Hafsia et plus récemment l’écrivain Pierre Salducci, le metteur en scène Jacques Mornas et la chanteuse Mélisande Guessoum mais aussi Valérie Thoumire, Perrine Morran, Elisabeth Commelin, la poétesse américaine Marilyn Hacker… Quant à la sexualité, c’est autre chose. Je me suis d’abord vu comme un poète homosexuel parce que cette vision de moi avait autant de raison d’exister que d’autres visions : poète chrétien, poète communiste… Aujourd’hui, je me sens appartenir au mouvement gai et lesbien : c’est un mouvement qui perdure au-delà des questions relatives à la sexualité et je dirais même que là où nous sommes sortis de l’oppression, ces questions là n’ont plus lieu d’être… Le mouvement gai et lesbien perdure et perdurera à l’extérieur de toutes ces questions.
M. Melmont : Votre répertoire est d’une très belle qualité, tant les textes que les musiques, et les arrangements… vous en avez conscience ?
B. Bisaro : Parfaitement. (Rires)
M. Melmont : Alors diantre, pourquoi n’êtes-vous pas populaire ? (Rires)
B. Bisaro : Au contraire, je le suis. Je suis très populaire. Les artistes qui font très peu d’audience sont très populaires. Les autres s’adressent à la foule et non pas au peuple. Je suis populaire comme peut l’être un intellectuel sensible et intellectuel comme peut l’être sensiblement le peuple. (Rires)
M. Melmont : Accepteriez-vous qu’on dise de vous que vous êtes un chanteur marginal ?
B. Bisaro : Je veux bien qu’on dise de moi ce que l’on voudra mais pas ça ! Disons hors norme ou hors de danger…
M. Melmont : Une des chansons qui m’a le plus marqué est la chanson de Jérémy… est-ce autobiographique ?
B. Bisaro : Merci. Non. Mais il faut l’entendre comme si elle l’était…
M. Melmont : Quels artistes, chanteurs, poètes etc… vous ont marqué, sur scène ou ailleurs ces dernières années ?
B. Bisaro : En vrac : Eric Bibb, Joan Baez, Mélisande Guessoum, Les Martials, Jann Halexander, Alain Bashung, Mano Solo, Christophe, Robert Hirsch, Presque oui et récemment le poète Francis Lamberg…
M. Melmont : Vos projets ?
B. Bisaro : Un livre pour l’automne en langue anglaise : « Mother, you’re the murderer of Pier Paolo Pasolini deep down in me » (traduction Chloé Boulanger), ma mise en scène de « Christian R. tué par sa mère » de Pierre Salducci, deux singles (les pochettes seront réalisées par la photographe Tina Mérandon) et j’oublie certainement d’autres choses !
M. Melmont : Pour finir, la question sacrée, celle qui supplante en valeur toutes les autres naturellement : quel est votre plat préféré ?
B. Bisaro : Je vous remercie Luc Melmont de ce moment chaleureux et sacré passé en votre compagnie. (Rires)
SITE OFFICIEL : http://www.brunobisaro.com
Luc Melmont