Orazio Gentileschi (Pise, c.1563-Londres, 1639),
Jeune femme au violon, c.1612.
Huile sur toile, 83,5 x 97,8 cm, Detroit, Institute of Arts.
Au même titre que leurs collègues peintres, les femmes musiciennes ont mis très longtemps à émerger de l’ombre où une vision déclinant majoritairement l’art au masculin les avait reléguées. Pour une Artemisia Gentileschi et une Barbara Strozzi maintenant assez bien documentées, combien de découvertes restent encore à faire ? Il canto delle Dame, que viennent de publier les Éditions Ambronay, se propose d’offrir un échantillon de pièces composées par des femmes italiennes tout au long du XVIIe siècle. Cet enregistrement permet de retrouver, réunis sous la direction de Jean-Marc Aymes, la soprano María Cristina Kiehr, dont la discrétion n’a d’égale que le talent, et le Concerto Soave.
Tordons d’emblée le cou à un poncif. Au même titre qu’il n’existe pas, en littérature, d’écriture spécifiquement féminine, l’idée d’une musique « de femme » est une chimère. Les exemples, entre autres, d’Hildegard von Bingen (1098-1179), d’Élisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729), d’Alice Mary Smith (1839-1884) ou de Louise Farrenc (1804-1875), montrent bien que les femmes ont réussi, fussent-elles tenues à l’écart des institutions et autres académies, à créer des œuvres qui ne sont en rien plus faibles ou plus douces que celles des hommes, et leur tiennent même souvent la dragée haute en matière d’originalité et d’invention. Longtemps ignorée par la postérité, leur voix se fait de nouveau entendre.
Il Canto delle Dame illustre parfaitement tous ces faits. Le programme permet de traverser l’Italie du XVIIe siècle, qui, en prolongeant naturellement l’effervescence artistique des cercles renaissants où les femmes avaient un rôle central, Mantoue ou Ferrare, entre autres, permit à ces dernières de se livrer à la composition, souvent en parallèle d’une carrière de chanteuse ou de religieuse. Francesca Caccini (1587-c.1640) était florentine, fille aînée du célèbre Giulio, un des inventeurs de la monodie accompagnée. Elle fit une brillante carrière de cantatrice au service des Médicis, fut invitée en France, publia son Primo Libro delle Musiche en 1618 et un opéra, La liberazione di Ruggiero, en 1625, premier ouvrage de ce type dû à une femme, qui sont tout ce qui nous reste d’une œuvre qui prolonge le sillage des recherches paternelles. De Caterina Assandra, on sait, en revanche, peu de choses, si ce n’est qu’elle était originaire de Pavie, fut formée auprès de Benedetto Rè, et passa sa vie en qualité de religieuse à Lomello au couvent Sant’Agata. Durant sa période créatrice, que l’on situe entre 1609 et 1618, elle produit deux recueils de motets dont on ne conserve que les Motteti a due e tre voci (1609) où des traits modernes (madrigalismes, imitations, etc.) côtoient des éléments plus traditionnels. Barbara Strozzi (1619-c.1664), fille adoptive d’un fécond poète prénommé Giulio, grandit, elle, à Rome où son éducation musicale fut assurée par Cavalli. Accueillie au sein de l’Accademia degli Unisoni, un groupe d’intellectuels et de musiciens réuni par son père, elle publia, entre 1644 et 1664, huit recueils de musique qui font la part belle aux influences opératiques et reflètent les ambitions artistiques du cercle raffiné qu’elle côtoyait, pour lequel nombre de ses œuvres ont sans doute été écrites. C’est à Novare que nous conduit la fin de notre voyage, à la rencontre d’Isabella Leonarda (1620-1704), qui, issue d’une riche famille, entra au couvent des Ursulines de sa ville natale en 1636, et en gravit tous les échelons de la hiérarchie jusqu’à devenir mère supérieure en 1686. Musicienne accomplie, sans doute formée par Gasparo Casati, elle laisse environ 200 compositions, majoritairement sacrées (motets, messes) mais aussi profanes, son recueil de Sonates (opus 16), publié en 1693, étant le premier publié par une femme. Dans les unes comme dans les autres, elle fait preuve d’une grande liberté formelle, qui faisait l’admiration de cet observateur passionné de la vie musicale de son temps qu’était le français Sébastien de Brossard (1655-1730).
María Cristina Kiehr et le Concerto Soave, composé, pour l’occasion, de quatre remarquables interprètes féminines rompues aux exigences de la musique baroque, tous placés sous la direction du claviériste Jean-Marc Aymes (photo des artistes ci-dessous), servent les œuvres composant cet enregistrement avec l’aisance et l’empathie qu’autorise une fréquentation assidue et éclairée de ce répertoire. Dès la première écoute du disque, il se dégage de leur travail une impression d’intimité recueillie et de complicité chaleureuse qui permettent à la rhétorique qui sous-tend les pièces de se développer avec plénitude et harmonie. Le souffle du temps a passé sur la voix de María Cristina Kiehr, mais ce que la soprano a pu, très légèrement, car ses moyens techniques demeurent impressionnants, perdre en agilité, elle l’a incontestablement gagné en sensualité et en couleurs. Comment ne pas rendre les armes devant ce timbre aux teintes ambrées et chaudes, lumineux, caressant, enveloppant ? Conjuguant, avec un rare bonheur, théâtralisation des affects et subtilité de touche, son engagement apporte à chaque pièce d’un programme judicieusement partagé entre sacré et profane sa juste densité ; ici, rien ne pèse, tout est simplement éloquent et émouvant, comme le prouvent, par exemple, les volutes du Duo Seraphim de Caterina Assandra. Les instrumentistes n’appellent, elles aussi, que des éloges, qu’il s’agisse de leur capacité d’écoute et de leur discipline lorsqu’elles accompagnent ou dialoguent avec la voix, de leur inventivité et de leur souplesse dans les deux pièces instrumentales. On retrouve avec une joie sans mélange les violons racés et félins d’Amandine Beyer et d’Alba Roca, la viole fruitée de Sylvie Moquet, les enluminures cristallines de la harpe de Mara Galassi, superbe accompagnatrice du Lasciatemi qui solo de Francesca Caccini. La direction attentive et précise de Jean-Marc Aymes équilibre avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité les forces en présence, confirmant, une nouvelle fois, ses affinités avec la musique du XVIIe siècle italien, dont il est un excellent serviteur, en tant que chef mais aussi que soliste, comme le démontre son interprétation au clavecin seul d’Io mi distruggo de Francesca Caccini, d’une remarquable finesse.
Ce vibrant hommage aux femmes compositrices italiennes qu’est Il canto delle Dame s’impose donc comme une très belle réussite, bien conçue et supérieurement interprétée, portée par une véritable intelligence et un indiscutable amour pour le répertoire qu’il documente. À une époque où cette musique est trop souvent défigurée par des fricotages visant à racoler une part du public en manque de repères, la probité de ce disque, son absence d’effets faciles sont un ravissement, que je vous conseille de goûter à votre tour.
Il canto delle Dame. Œuvres vocales et instrumentales d’Isabella Leonarda, Giovanni Pietro del Buono, Francesca Caccini, Caterina Assandra, Barbara Strozzi.
María Cristina Kiehr, soprano
Concerto Soave :
Amandine Beyer & Alba Roca, violons, Sylvie Moquet, viole de gambe, Mara Galassi, harpe
Jean-Marc Aymes, clavecin, orgue & direction
1 CD [durée totale : 64’47”] Éditions Ambronay AMY 025. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Caterina Assandra : Duo Seraphim
(Motteti a due e tre voci, Milan, 1608)
2. Isabella Leonarda : Sonata VII a tre
(Sonate, op. 16, Bologne, 1693)
3. Francesca Caccini : Lasciatemi qui solo, aria in cinque parti
(Il Primo Libro delle Musiche, Florence, 1618)
Illustrations complémentaires :
Felice Ficherelli, dit Felice Riposo (San Gimignano, 1605-Florence, 1669), Sainte Agathe, sans date. Huile sur toile, 87,5 x 79 cm, Dijon, Musée Magnin.
La photographie du Concerto Soave est de Bertrand Pichène. Je remercie Véronique Furlan (Accent Tonique) de m’avoir autorisé à l’utiliser.