Trois ont passé depuis la mort du Batman (1). Le monde court à sa perte : Superman et les derniers super-héros restants sont les jouets du pouvoir qui manipule et abêtit les masses à l’aide de toutes les technologies de la communication. Mais le « Chevalier Noir » a survécu et depuis l’ombre où il tire ses ficelles, son plan murement organisé se met en branle : un à un, il libère les super-héros prisonniers des puissants en place, qu’il rassemble pour une ultime mission – leur plus grande : sauver le monde de la tyrannie du consumérisme.
Peu de comics sont aussi importants dans l’histoire de ce média que Batman : The Dark Knight Returns (1) : avec son scénario sombre mettant en scène un Batman vieillissant qui revient sur le devant de la scène après une retraite de dix ans, Frank Miller écrivait une critique acerbe du paysage social et politique de l’Amérique des années 80 ; au-delà de l’aspect foncièrement sombre du récit, entre autres à travers le personnage pour le moins cynique, désabusé et ultra-violent du Batman qu’il présentait, Dark Knight constituait un état des lieux de la première puissance du monde sous la coupe de l’administration Reagan qui menait alors une politique tant intérieure qu’extérieure caractérisée par une sauvagerie et une violence sans précédent pour une nation démocratique.
Pour cette raison, et bien d’autres, dont une réalisation tant graphique que scénaristique de tout premier plan, Dark Knight reste encore à ce jour un sommet du comics. Alors, forcément, quand un auteur de cette trempe choisit de revenir sur ce qui est sans doute son chef-d’œuvre pour lui donner une suite, les sentiments se trouvent mitigés – ça se comprend. Et, bien sûr, le résultat se trouva accueilli de façons très diverses. Il faut dire aussi que, d’une part l’auteur a bien mûri ses diverses techniques, et d’autre part que la scène politique du pays a elle aussi beaucoup évolué : après la présidence de Bill Clinton, qui avait donné certains espoirs, celle de Georges W. Bush se caractérisait non seulement par les attentats du 11 septembre et deux guerres au Moyen-Orient mais aussi par un retour à une politique somme toute assez peu différente de celle de Reagan.Alors, du coup, on comprend mieux que le « Chevalier Noir » reprenne du service… D’autant plus que les évolutions technologiques survenues au cours de cette quinzaine d’années qui sépare le Dark Knight original de sa suite n’ont en fin de compte pas servi à grand-chose d’autre qu’à accentuer l’écart séparant les pauvres des riches, notamment en permettant à ces derniers d’augmenter leurs échanges financiers – c’est-à-dire leurs bénéfices – dans des proportions plus que considérables (2) ; les masses, de leur côté, et si elles ont d’abord accueilli ces innovations avec une certaine circonspection, n’ont pas vu venir le système de publicité, et donc de contrôle, qu’elles représentaient : en bref, ce « progrès » servait surtout à faire consommer davantage – ainsi va le « système technicien » : il crée la société de consommation pour mieux se développer (3).
Voilà pourquoi Dark Knight 2 est aussi différent de son prédécesseur : c’est tout simplement l’époque qui veut ça. Alors que DK fustigeait les politiques en laissant de côté leurs connivences avec les grands groupes financiers et industriels, DK2 ignore tout simplement ces mêmes politiques pour dénoncer leur asservissement aux multinationales, pour ne pas dire leur statut de marionnettes : le président des États-Unis que présente cette suite ne laisse d’ailleurs aucune ambigüité sur ce point – pire qu’un simple pantin, il est ici un hologramme contrôlé par ordinateur, une création pure et simple des grosses entreprises cotées en bourse qui dirigent ainsi le monde vers toujours plus de consumérisme à travers cette lobotomie permanente des masses, celle-là même que permit l’explosion des technologies de la communication déjà évoquée plus haut.À défaut de se montrer politique au sens strict du terme, le propos reste malgré tout social : en changeant ainsi de sujet, Frank Miller démontre une certaine maturité de sa pensée ; et avec elle, celle de son héros : d’une manière qui ne va pas sans rappeler le personnage d’Ozymandias dans Watchmen – un autre comics pour le moins exceptionnel et de plus contemporain du premier DK, ce qui n’est bien sûr pas un hasard –, Batman a fini par comprendre que les super-héros s’étaient trompés de cibles dès le départ, qu’ils avaient toujours laissé courir les véritables criminels et ainsi permis au Mal de se développer pour prendre le pouvoir. L’actualité de l’automne 2008, du reste, a très bien démontré combien il se trouvait dans le vrai…
Mais au contraire de Watchmen, qui présentait les super-héros comme dépassés, DK2 se place dans cette mouvance récente du genre qui les dépeint de manière réaliste à travers des récits examinant leur influence possible sur les modèles sociaux (4) – ce qui correspond à une définition de la science-fiction. Ainsi, les super-héros d’antan ressortent au grand jour, mené par un « Chevalier Noir » plus sombre et déchaîné que jamais, et ils adoptent cette fois des moyens à la hauteur de la tyrannie qu’ils veulent abattre. Les férus de super-héros, et surtout de la cosmogonie DC Comics, apprécieront de voir comment ces personnages classiques sont ici employés.Le tout servi avec brio par un Frank Miller au sommet de sa forme, dont les graphismes et la narration montrent une maturation surprenante. Le premier à travers une synthèse des formes qui va directement à l’essentiel, avec les exagérations ponctuelles sur les détails pour honorer cette tradition de la caricature – ou assimilé – typique du premier DK ; le second par une narration assez décousue où les pièces du puzzle mettent parfois un certain temps à s’emboiter, à l’image des bribes d’informations que nous lâchent nos médias hystériques dans leur course au scoop.
En dépit d’une réception pour le moins mitigée par les fans de la première heure du « Chevalier Noir » comme de la part des plus jeunes, DK2 s’affirme pourtant comme une suite tout à fait à la hauteur de l’original au moins sur le plan des idées. De plus, la généralisation du récit à l’ensemble des personnages majeurs de DC Comics, et même si elle dépasse le cadre du DK original, lui insuffle une portée digne des meilleurs récits de super-héros.
À consommer sans aucune modération.
(1) Batman : The Dark Knight Returns (Frank Miller, Lynn Varley & Klaus Janson, 1986 ; Marvel Panini France, octobre 2009, ISBN : 2-809-40972-2).
(2) on oublie souvent que l’ouverture d’internet au grand public servit d’abord les intérêts des grandes entreprises.
(3) pour plus de précisions, le lecteur se penchera avec bonheur sur l’excellent ouvrage Le Système technicien (Jacques Ellul, Le Cherche Midi, collection Documents et Guides, mai 2004, ISBN : 2-749-10244-8).
(4) on peut citer, entre autres, des productions comme Rising Stars, The Authority ou Kingdom Come.
Dark Knight : la relève (The Dark Knight Strikes Again), F. Miller & L. Varley, 2001
Éditions USA, 2004
220 pages, env. 30 €, ISBN : 2-914409-17-6