Il est fréquent, maintenant, qu’on me dise : “tu devrais aller voir une expo, ça te changerait les idées”. On s’imagine donc que mes idées sont si mauvaises qu’il faudrait en changer (bien entendu, il ne s’agit pas de mes idées sur l’art, mais de mes idées considérées comme noires).
A ce point de l’interminable présent que je vis aujourd’hui, l’absence s’épaissit chaque jour un peu plus, jusqu’à devenir une forme de la présence. Et je devrais changer d’idées ? En matière de deuil, les donneurs de conseils sont légion, et insupportables. Je préfère les maladroits ou les sans-voix sidérés.
Se changer les idées, éviter, fuir, tout laisser derrière soi, une lâcheté de plus en somme. Très peu pour moi.
Je vais voir des expositions, mais mes idées ne changent pas pour autant. Je fréquente l’art des autres dans des conditions différentes d’avant : seul, sans échange immédiat, sans conversation, sans le recul que ses réactions spontanées m’obligeait à prendre, avec la manière qu’elle avait de recevoir l’œuvre dans sa nouveauté, dans sa fraîcheur, bien loin du regard déformé et orienté par la pratique ou par l’exigence technique du spécialiste ou du professionnel. Loin aussi du goût tendancieux imposé par la rivalité ou la jalousie entre artistes ou critiques. Elle n’aimait pas lire d’articles sur les expositions avant de les voir, pour ne pas subir d’influence, et garder son objectivité. Je suis maintenant dans l’obligation de me débrouiller seul avec mes apriori.
Des visites d’expositions ne me changent pas les idées, au contraire : comme chacun des instants du quotidien, elles insistent sur tout ce qui m’accompagne dorénavant, elles mettent au jour le manque et l’absence, et ne me détournent en rien de ce que je ne veux pas, de toute manière, éviter.
Il n’y a pas de plainte, dans tout cela. Seulement le constat lucide que rien ne peut plus me soustraire à ma nouvelle réalité, à mes nouvelles idées, à mon nouveau monde. Le monde que nous fréquentions hier n’existe plus, me faut–il alors tenter d’en faire une copie, comme un artiste sans inspiration ? Quelle vanité. Quel intérêt ? Pour contenter ceux qui aimeraient que tout rentre dans l’ordre d’avant, ceux qui conseillent de laisser faire le temps et de se changer les idées à tout bout de champ ? Désolé, elles ne bougeront plus, elles se sont figées devant l’effroi.
Revenant de la visite d’un volet de “Triptyque” présenté actuellement à l’Hôtel de Ville d’Angers, je ne peux que regretter une propension pour le kitsch, la surcharge, le spectaculaire, l’anecdotique monumental, le m’as-tu-vu. Dans cette débauche d’acidité colorée, de surfaces brillantes outrageusement laquées, de mauvais goût assumé (la palme à Antonio Saint Sylvestre) les quelques artistes qui présentent un travail élaboré sur la nuance ou sur le noir et blanc font figure d’exceptions (Guillot, Lagarrigue, Vandegh, Denning).
N’en déplaise à mes conseillers spécialistes du deuil, cette récente visite ne m’aura changé aucune idée, ni les noires, ni celles sur l’art. Elles s’y seront plutôt rejointes.