Le juge Bastarache
La Commission Bastarache a été et continue d’être décrite comme ayant le mandat de décider qui, de Jean Charest ou Marc Bellemare, ment ou dit la vérité. Les membres de cette commission ont eux-mêmes endossé cette interprétation populaire de leur mandat, notamment en soumettant les notes manuscrites de Marc Bellemare à l’analyse d’un expert. Maintenant, nous attendons tous de voir comment le commissaire s’y prendra pour trancher cette question de façon à satisfaire le gouvernement sans affronter trop directement le verdict populaire.
En réalité, que Marc Bellemare ait menti sur toute la ligne, sur certains détails ou pas du tout, cela n’a aucune importance – sauf pour la poursuite personnelle de Jean Charest. Nous pourrions extirper des documents accumulés par la commission tout ce qui a été dit ou produit par Marc Bellemare et par son ancien sous-ministre Georges Lalande, cela ne changerait strictement rien au portrait que les audiences publiques permettent de tracer.
Pour l’essentiel, ce portrait peut se résumer comme suit :
1. Les collecteurs de fonds, Fava et Rondeau, du Parti libéral visitent assidûment le bureau du premier ministre pour acheminer leurs recommandations en matière de nominations politiques et de toute évidence, le premier ministre tient compte de ces suggestions dans ses décisions.
2. Comme ces collecteurs de fonds n’ont aucune compétence particulière pour conseiller le gouvernement en ces matières, il est clair que leur rôle est de servir de courroie de transmission pour maximiser les collectes de fonds et l’importance des retours d’ascenseur attendus par les fidèles partisans à récompenser et par leurs réseaux de supporteurs.
3. Dans notre système, les nominations politiques sont une fonction normale du gouvernement et du premier ministre, mais la sélection des juges devait échapper à cette pratique, en vertu du processus officiellement mis en place et respecté par les gouvernements précédents. Or, Jean Charest, avec la même candeur cynique que celle qui lui a permis de toucher un salaire payé par son parti, a décidé que ses privilèges s’appliqueraient aussi aux juges.
Ce système serait resté dans les couloirs du pouvoir si Marc Bellemare n’avait pas soulevé le couvercle, mais son propre témoignage et celui de Georges Lalande n’ont contribué que dans les nuances à en dresser le portrait.
À partir de maintenant, que pouvons-nous attendre de la Commission Bastarache ? Quelles améliorations pourraient être apportées au fonctionnement de notre système politique?
À moins de songer à un processus totalement différent de nomination, il apparaît difficilement imaginable d’aller au delà d’une opération purement cosmétique. Ce qui devrait nous alarmer en premier lieu, c’est le fait que ce système de favoritisme, qui nous ramène à la belle époque des connivences entre Duplessis et son grand argentier Martineau, contribue à placer dans des positions de grandes responsabilités administratives des gens dont les compétences se sont plutôt manifestées en matière de copinage ou de magouillage. Mais à moins de dépouiller le gouvernement de tout pouvoir de nomination, il est bien difficile d’imaginer une voie de sortie.
Dans le cas des juges, l’affaire est beaucoup plus cruciale. Il ne s’agit pas de savoir si un parti au pouvoir a pu récolter quelques milliers de dollars d’un candidat au poste de juge ou de certains de ses parrains – des parrains qui ont d’ailleurs bien d’autres façons de peser sur les orientations d’un parti politique que leurs seules contributions officielles. Il s’agit de savoir dans quelle mesure les décisions d’un juge seront influencées par ses dettes informelles envers tel ou tel intervenant au moment de sa nomination.
Depuis une cinquantaine d’années, le pouvoir judiciaire a réussi à s’accaparer une part grandissante du pouvoir politique. Les juges font maintenant bien plus que de prendre des décisions qui concernent des individus. Ils ordonnent au gouvernement de cesser les travaux sur le chantier de la Baie James (1973), ils ordonnent à une société d’État (Hydro-Québec) de faire passer ses lignes de haute tension sous le fleuve Saint-Laurent pour préserver la belle vue d’une digne dame (1989), ils décrètent les conditions de travail des policiers et pompiers en refilant la facture à l’État, ils invalident des lois dûment votées par les parlements, ils définissent les paramètres éthiques des questions politiques les plus sensibles (avortement, euthanasie, etc.). Bref, dans beaucoup de circonstances, ce sont eux qui gouvernent en marge des gouvernements et en marge du troisième pouvoir médiatique.
Tout cela devrait faire l’objet de débats de fond et accaparer notre réflexion collective bien plus que les états d’âme de Marc Bellemare ou le degré de cynisme de Jean Charest. Notre parlement – supposément pour obéir à des juges – vient tout juste de conférer aux immigrants assez riches pour se le payer un nouveau droit à l’éducation en anglais aux frais d’une société québécoise majoritairement francophone. Or, un avocat nous annonce déjà qu’il lui suffira d’un seul client assez fortuné pour aller contester cette nouvelle loi, jugée insuffisante à ses yeux, devant l’auguste Cour aussi Suprême que l’Être Suprême invoqué dans l’auguste Constitution jamais entérinée par le Québec.
Avouons qu’il y a de quoi rester perplexe devant l’« évolution » de notre système politique. Peut-être faudrait-il chercher une façon de tempérer l’impact des Chartes des Droits individuels par une Charte des Devoirs collectifs? Ou bien consacrer le véritable pouvoir des juges en recourant à un processus plus démocratique, sans aller jusqu’à l’élection directe des juges mais en impliquant l’ensemble des partis ou de l’Assemblée nationale.
Ce serait rêver en couleurs que d’attendre ce type de réflexion de la part d’une Commission présidée par un juge et strictement mandatée pour remuer le moins de choses dérangeantes possibles. Si le juge Bastarache réussit, ne serait-ce que de façon timide et marginale, à proposer des pistes de réflexion sur ces questions, ce sera une immense surprise pour tous les observateurs de notre triste gouvernance.
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Que faut-il attendre de la commission Bastarache?