Le film est encadré de deux séquences à l'esthétique particulière, qui embrayent, puis débrayent le récit de Biutiful, se déroulant dans les faubourgs de Barcelone.
Ces deux séquences, qui font apparaître le film dans une sorte de boucle, varient légèrement entre le début et la fin.
Elles montrent toutes deux Uxbal (Javier Bardem) discutant avec un jeune homme, au beau milieu d'une forêt de bouleaux fortement éclairée, avec un parterre enneigé. L'impression d'irréalité qui se dégage de ces séquences est encore accentué par la teneur des paroles échangées. Le jeune homme (qui s'avèrera être le père d'Uxbal) déclare que lorsqu'un hibou meurt, une boule de poils s'échappe toujours de sa gorge…
Le ton est donné. C'est du point de vue de la mort, qu'Iñárritu a décidé de nous montrer, dans notre époque du capitalisme mondialisé, comment lui, Alejandro González Iñárritu, voit l'art, l'espace, la destinée…
Un éloge de la finitude digne de Wagner. Vous prenez la maîtrise des effets background/foreground de Cuaron dans Children of man, vous y ajoutez l'impeccable mise en scène de la dimension destinale traitée par Lynch dans Mullholand drive, et vous avez Biutiful, vraisemblablement le film le plus puissant de la décennie… Du coup Babel, déjà excellent, apparaît désormais comme une esquisse préparatoire.
Uxbal est un marginal. Un frontalier interne. À Barcelone, il vivote en marge non seulement de la société où, intercédant dans de menus trafics, il fluctue d'un côté à l'autre d'une frontière invisible séparant le monde policé d'un sous-monde d'une misère insensée, mais il vit aussi à la marge de la vie elle-même.
Pour quelques billets, il établit un dernier contact avec ceux qui viennent de mourir, recueillant pour leurs proches, dans un espace-temps accessible à lui seul, dernières paroles et dernières volontés…
Uxbal est si proche de cette frontière de la vie, de cette zone limite, que la mort elle-même ne va pas tarder à lui envoyer sa lettre de convocation personnalisée sous la forme postmoderne d'une analyse médicale: il est atteint d'un cancer de la prostate déjà avancé…
Uxbal sait qu'il va mourir, mais il n'y croit pas. Comme tout le monde… Il s'affaire et s'enferre dans ses petits trafics, s'occupe comme il peut de ses enfants pendant que son ex-femme, atteinte de troubles bipolaires, couche en cachette avec son frère…
Fidèle à son style déjà affirmé dans 21 grammes et dans Babel, la caméra d'Iñárritu construit sa narration à partir de micro-scènes apparemment indépendantes les unes des autres, comme les lignes brisées d'un puzzle dont les pièces vont progressivement s'agencer, dans l'implacable logique formelle qui serait celle d'un destin.
Or le terme de destin n'est pas ici à prendre dans son acception courante et laxiste, comme une forme supra-narrative qui aurait décidé des choses par avance, réduisant ainsi l'homme à un rôle de victime passive ; au contraire le destin chez Iñárritu rend sensibles des lignes de force qui se combinent de façon absolument contingentes afin de donner au sujet la trame précise sur laquelle peut se dessiner la figure de sa liberté.
Uxbal se trouve alors confronté à un choix: "s'accrocher" désespérément à la vie en acceptant la chimiothérapie inutile à ce stade de la maladie, ou assumer son inéluctable finitude et la faire sienne, se réappropriant ainsi le terme de sa vie par un geste paradoxal de subjectivation radicale?
Comme l'avaient bien compris ces ennemis jurés qu'étaient devenus Nietzsche et Wagner, le sujet humain ne peut s'auto-fonder que sur un acte qui est nécessairement un acte de soumission, une soumission volontaire certes, consentie — que le latin appelle amor fati - aimer son destin, l'acte libre par excellence, l'acte qui prend acte, l'acte qui fait assumer librement ce qui est en toute rigueur nécessaire…
À suivre… (dès que j'ai un moment ! :)