Quelque chose d’imperceptible traversa le visage de mon père, ses yeux scrutaient un immense vide, incommensurable, s’étalant du plafond au plancher. Et surtout, indécelable pour moi. Le temps et son palimpseste musical. Ses mains glissaient lentement sur la pochette de chacun des vinyles soutirés. Les Stones changeaient de mains, les Doors, les Pink Floyd… Trop occupé à détailler les notes de pochettes, j’étais loin de saisir l’ampleur du remue-ménage soudainement entrepris derrière ce regard tendrement embué. Sans un mot et quelques soupirs, défilait l’histoire d’une vie, d’une jeunesse enfouie entre 68 et 81, où les futiles histoires de copains s’entremêlaient aux méandres des grands évènements. L’histoire d’une vie et la bande-son qui va avec. Ce que je ne comprends désormais que trop bien.
Sans rester complétement insensible, l’onirisme saturé des Ecossais de Mogwai coloriait d’autant moins ma bulle sonore que celle-ci se projetait d’impatience dans une quotidienneté vertement pétrie d’angoisses. Comme si leur musique était derrière moi et non plus devant, recouverte d’un voile imprégné d’une trouble nostalgie.
Une histoire qui débute en 1997. D’abord par un flirt radiophonique, avec comme mère maquerelle Bernard Lenoir, l’inimitable John Peel français. Puis par la sortie, quasi concomitante sur Chemikal Underground, de Ten Rapids et Young Team, deux disques ébauchant la puissance d’un mythe et d’un style consacré, deux ans plus tard, par le mirifique Come On Die Young. De ce côté-ci de l’Atlantique, le post-rock se cherchait un maître du genre, il trouvait bien plus : sa plus haute expression, son modèle indépassable, irréfutable. Un après du rock cousu de cimes instrumentales et électriques dantesques (Summer, Mogwai Fear Satan, Ex-Cowboy, Christmas Steps), de cotonneuses descentes, nimbées de pluies acides et dissonantes, et de silences inquiets charriant l’avarie (Like Erod). Un avenir à mille lieux de l’expérimentation théorique ou romantique des pères (Tortoise, Slint), un ailleurs entièrement braqué sur l’émotivité et la sensitivité de compositions explosant les carcans, tant en termes de durées - frôlant parfois le quart d’heure - que de structures. Certains connurent à dix-sept ans le punk, sa verve dégobillée et sa table rase faite du passé. Je découvrais moi, à dix-sept piges, un au-delà aux profondeurs infinies, mouvantes, s’infiltrant dans ma vie à mesure que l’opaque fumée s’éprenait de mes poumons. Glissement délétère. Il y eut ce rituel saugrenu, ce refuge face aux doutes d’une existence brinquebalante. Au moindre refus, témérités vexées, je me retrouvais vautré sur le lit, remplissant précautionneusement une douille de marqueur en féraille fichue entre deux doigts. Cody investissait mes écouteurs hi-fi tandis que le crépitement de l’herbe violemment consumée précédait l’exhalation blême. Les yeux mi-clos, je contemplais la céleste cartographie sonique projetée par les Ecossais sur l’envers de mes rétines atrophiées, entre vastes plaines désolées, sauvagement submergées de larsens, et reliefs insensés, éventrés d’aspérités mélodiques. Des heures entières d’une solitude tintée d’émerveillement, où la mélancolie glisse sur l’âme telle une larme spontanée. Puis vinrent les albums d’une maturité pleinement assumée, entre engagement musical, marqué au fer rouge de leur label Rock Action (Errors, Part Chimp, Papa M - soit David Pajo, figure de proue de Slint, Kling Klang, Envy…), et transition sereine vers des territoires à la brutalité évincée. Rock Action en 2001, puis Happy Songs for Happy People en 2003, scellent dans un registre certes différent - pop pour l’un, avec notamment la participation de Gruff Rhys des Super Furry Animals sur Dial:Revenge, rock pour l’autre - l’aboutissement d’un son à la complexité indicible, où l’intensité dramatique se substitue aux telluriques saillies de guitares du quintette. Mogwai change, ma perception avec. Une influence étiolée malgré une bienveillance inoxydable : Mr Beast, en 2006, égrainant sa consistance insoupçonnée (Friend Of The Night, Travel is Dangerous, Glasgow Megasnake), et The Hawk Is Howling, deux ans plus tard, au goût âpre et revêche (I’m Jim Morrison, I’m Dead, Batcat, Scotland’s Shame), désarmant de maîtrise. Deux classiques en somme, mais deux classiques attendus comme tels. Sans étincelle. Presque sans curiosité. Un foutre mal obstruant mes réflexes d’antan.
C’était sans compter Special Moves, enregistré lors de trois dates successives données l’an passé par le groupe au Music Hall de Williamsburg de Brooklyn, et son pendant filmique, Burning. Quoi de plus logique ? Dès la première écoute, les évidences s’ordonnent naturellement : la scène est essentielle à Stuart Braithwaite et ses acolytes, quand la qualité des bandes confectionnées en terre yankee s’apparente à une véritable épiphanie ravivant sur le champ la flamme des premières rêveries. Non que les morceaux - piochés équitablement dans leur entière discographie - soient bouleversés ou revisités d’un œil neuf et averti. Non. C’est la justesse de ton et le raffinement des interstices qui interpèlent l’oreille, faisant de Special Moves un live à part, moins conçu comme une version en direct des titres joués qu’à la manière d’une révélation intégrale de ceux-ci. Comme si la bête était trop à l’étroit en studio, comme si l’intérêt n’avait finalement résidé que dans la potentialité scénique des dites compositions. Une incarnation définitive que scénarise à merveille Burning, filmé lors de ces trois mêmes soirées new-yorkaises par Vincent Moon et Nathanaël Le Scouarnec, initiateurs entre autres des fameux concerts à emporter. Fidèle à son regard intimiste et décalé, qui a fait la renommée actuelle de la Blogothèque, et optant ici pour un rendu uniquement en noir et blanc, le duo subjugue la magie glauque du groupe, suintant des déserts industriels de Glasgow et transvasée ici dans un univers d’acier, dans un état d’esprit plus proche d’Instrument, documentaire réalisé en 1998 par Jem Cohen sur Fugazi, que de celui écolo-optimistes d’Heima (2007), film de Dean DeBlois consacré aux islandais de Sigur Ros. Un film, par sa beauté, que l’on aurait pu considérer tel un panégyrique live testamentaire. Il n’en est rien, le futur des Ecossais s’écrivant toujours au présent : un huitème LP - en comptant Zidane : A 21st Century Portrait - produit par Paul Savage, déjà responsable de l’inaugural Ten Rapids, est prévu en février prochain. Ou comment boucler la boucle, avant de repartir pour un tour. En attendant, le groupe a confectionné une mixtape pour nos confrères d’International Tapes. De quoi apaiser ces quelques réminiscences d’impatience, à nouveau gauchement dissimulées.
Audio
Mogwai - Cody
Mogwai - 2 Rights Make 1 Wrong
Tracklist
Mogwai - Special Moves (Rock Action, 2010)
01. I’m Jim Morrison, I’m Dead
02. Friend Of The Night
03. Hunted By A Freak
04. Mogwai Fear Satan
05. Cody
06. You Don’t Know Jesus
07. I Know You Are But What Am I
08. I Love You, I’m Going To Blow Up Your School
09. 2 Rights Make 1 Wrong
10. Like Herod
11. Glasgow Megasnake
Mogwai - Burning DVD
01.The Precipice
02. I’m Jim Morrison, I’m Dead
03. Hunted By a Freak
04. Like Herod
05. New Paths To Helicon Pt1
06. Mogwai Fear Satan
07. Scotland’s Shame
08. Batcat